mercredi, septembre 21, 2016

Le facteur bloquant des relations avec l'Iran : le dollar

Neuf mois après la levée de l'embargo sur l'Iran, les entreprises françaises ont toutes les peines du monde à travailler avec ce pays. Les banques refusent toujours de s'impliquer dans le commerce avec Téhéran, effrayées à l'idée de représailles américaines.


Echaudées par les amendes infligées à BNP et Crédit Agricole, les grandes banques refusent les transactions vers l'Iran.

Cette frilosité bride les ambitions des entreprises françaises sur ce nouveau marché de 80 millions de consommateurs.

De petites banques, sans lien avec les Etats-Unis, se lancent sur ce créneau, en effectuant des transactions en euros.

Deux députés français présenteront le 5 octobre leur rapport sur l'extraterritorialité des lois américaines.


Alors que Boeing est en train de négocier la vente d'une centaine d'appareils à l'Iran, les entreprises françaises se sentent coincées aux portes d'un marché de 80 millions de consommateurs, dont elles voudraient bien leur part. En cause, l'interdiction d'échanger en dollars avec la République islamique. Très précisément, « c'est aux citoyens américains, aux entreprises américaines et aux banques américaines qu'il est toujours interdit de commercer avec l'Iran », détaille Christopher Backemeyer, un diplomate américain chargé du bureau Iran. Cette proscription date de sanctions plus anciennes que l'embargo pour les essais nucléaires et qui ont été appliquées pour des actes de terrorisme. La levée de l'embargo, en janvier 2016, qui permet une reprise progressive des relations commerciales, n'y change rien. Depuis cette date,  « l'interdiction de faire du financement avec l'Iran a été levée pour les banques étrangères à condition qu'elles ne soient pas en relation avec un individu sur la liste noire de l'Office of Foreign Assets Control [Ofac]  et si elles n'utilisent pas le système financier américain », explique un officiel du département d'Etat.

L'avionneur américain est l'une des rares entreprises à avoir été exemptées par le Congrès, pour la vente d'avions de ligne. L'état catastrophique de la flotte iranienne - qui a besoin de 400 nouveaux appareils dans les années à venir - laissait entrevoir un marché trop juteux pour être ignoré. Airbus, de son côté, avait un accord avec Téhéran pour vendre 118 avions (dont 12 A380), mais vient d'apprendre que cette commande avait été réduite de 6 exemplaires, faute d'avoir obtenu à temps les licences d'exportation pour les équipements d'origine américaine. Un scénario qui pourrait se répéter dans les mois à venir, puisque ces autorisations sont systématiquement exigées par Washington. Ce n'est pas le seul obstacle qui se dresse devant le groupe français : le financement du projet en est un autre, en raison de la frilosité des banques à travailler avec l'Iran : l'amende de 8,9 milliards de dollars infligée à la BNP pour avoir violé l'embargo est dans tous les esprits. Personne ne veut risquer des nouvelles représailles américaines. 

« Je pense que l'accord signé avec Boeing va permettre de débloquer la situation », assurait fin juin le ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif, devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, « mais il reste un problème bancaire ». Et d'insister :  « Pour des contrats importants avec Airbus, Peugeot, Renault, Citroën, nous avons besoin du concours de grandes banques françaises. » 

La prudence des établissements financiers s'explique par le manque de clarté sur l'usage possible ou non du dollar - la devise de financement des grands projets - puisqu'il est impossible de passer par des banques américaines. Des équipes du State Department sont d'ailleurs venues ces derniers jours à Paris, Londres et Berlin pour écouter les doléances des exportateurs et donner des explications sur la position américaine.

Les banques paralysées

Téhéran a beau avoir eu le droit de se rattacher au réseau Swift (le système de traitement des opérations bancaires internationales) en février 2016, cela ne l'aide en rien pour opérer des transactions. Par contagion, en quelque sorte, et parce que toutes les grandes banques françaises se trouvent, de par leur taille, au coeur des systèmes de compensation interbancaire où se font les échanges de devises, elles rejettent toute transaction vers l'Iran qui risquerait de les en exclure. Un financier se souvient ainsi avoir eu un client dont les encours à hauteur de 7,5 millions d'euros ont été bloqués un an et demi par une grande banque française, jusqu'à ce que l'entreprise se tourne vers une banque plus inventive... et moins exposée. Les anecdotes sont nombreuses, comme celle de ce chef d'entreprise qui rapporte avoir été menacé d'être sorti du bureau de son banquier s'il prononçait une nouvelle fois le mot « Iran » ! 

A Téhéran, début septembre, la ministre française de l'Environnement, Ségolène Royal, a été très critique. « Les banques françaises qui sont liées aux banques américaines n'osent pas intervenir en Iran. C'est tout à fait inadmissible », a-t-elle affirmé. Mais elles sont bel et bien coincées. BNP Paribas et Crédit Agricole, qui ont été sanctionnés par les Américains - ou Société Générale, en voie de l'être -, sont paralysés, tandis que les autres évitent ce marché comme la peste. 

Les Iraniens sont les premiers à s'en plaindre, de plus en plus fort. « Sur le papier, les Etats-Unis autorisent les banques étrangères à faire des affaires avec l'Iran, mais, en pratique, ils ont créé une iranophobie », a déclaré le guide suprême, Ali Khamenei, en avril dernier. « Il est plus facile de dire que le problème vient des Etats-Unis, alors qu'en réalité les gens sont inquiets du manque de transparence du système bancaire iranien », rétorque l'officiel du State Department. 

Cette situation complique surtout le financement de grands contrats et de grands projets, mais il n'empêche pas les transactions. Les années d'embargo ont donné le temps aux Iraniens de trouver des parades. Deux banques genevoises, la Banque de Commerce et de Placements (BCP) et Heritage, ont, par exemple, avec l'accord des autorités suisses et américaines, assuré le financement du commerce humanitaire autorisé (agroalimentaire, médicaments). Les Iraniens ont aussi exploité un réseau diversifié de banques, qui leur a permis de se faire payer le pétrole qu'ils ont vendu librement pendant des années. Parmi elles, l'Europäisch-Iranische Handelsbank (EIH), à Hambourg, dans le collimateur de Washington, qui l'a interdite aux Etats-Unis pour avoir financé le programme nucléaire iranien, mais qui est toujours active en Allemagne car elle permet aux exportateurs allemands de commercer avec l'Iran.

Valises pleines de cash

Les paiements sont donc possibles. Si une société iranienne a une filiale à Dubaï (un cas fréquent) et que celle-ci dispose d'un compte en Turquie, l'argent peut être viré vers l'un, qui rétribuera l'autre. Ensuite, la réalité est que beaucoup de valises pleines de cash font le voyage entre Dubaï et l'Iran. A Téhéran, les bureaux de change vont jusqu'à accepter un maximum de 300.000 euros par transaction. Et il est autorisé de sortir jusqu'à 2 millions d'euros en espèces. 

Depuis la levée de l'embargo sur le nucléaire, de toutes petites banques - qui n'ont aucune attache avec les Etats-Unis - ont commencé à faciliter les transactions des entreprises vers l'Iran. Sans surprise, ce sont de petites boutiques de Länder allemands ou bien d'Italie, deux pays qui ont de fortes ambitions commerciales en Iran. Mais il y a aussi des institutions plus établies comme KBC en Belgique, DZ Bank en Allemagne, Erste Bank en Autriche, Halkbank en Turquie, ainsi que des établissements chinois et sud-coréens, des pays dont les entreprises sont très présentes en Iran. En France, de petites banques privées, comme Wormser ou Delubac, se sont mises sur ce créneau. L'astuce ? N'effectuer que des transactions en euros et passer directement par la chambre de compensation de la Banque centrale européenne. Les commissions varient de 0,25 % à 2 %, mais le surcoût de financement peut aller jusqu'à 20 %. En 2015, un expert estime qu'environ 500 millions d'euros de transactions ont été réalisées de la France vers l'Iran. Des volumes encore trop faibles pour que les grandes banques s'y intéressent. Fin août, afin de débloquer la situation, le ministre iranien des Affaires étrangères a appelé de ses voeux des lettres du Trésor américain pour rassurer les banques. 

Les entreprises françaises déplorent les difficultés pour pénétrer le marché iranien, où il faut souvent trouver un partenaire local pour s'implanter. Et il n'y a pas beaucoup d'aide institutionnelle : Coface, par exemple, ne couvre pas les échanges commerciaux de court terme. Un autre risque tient au fait que quelques grandes fondations iraniennes contrôlent à elles seules des pans entiers de l'économie. Ces énormes conglomérats peuvent abriter des personnalités qui sont sur la liste noire de l'Ofac... De quoi entraîner des sanctions américaines. Les exportateurs français critiquent aussi la somme de détails exigés par l'Ofac quand ils doivent demander une licence : « C'est quand même de l'espionnage économique très avancé », enrage l'un d'eux. 

« Les entreprises françaises sont triplement sanctionnées », résume un lobbyiste. « Non seulement les banques ne bougent pas, mais, si une entreprise faisait quelque chose qui déplaise aux Américains, les membres de son conseil d'administration pourraient être privés de visa pour les Etats-Unis. » C'est vrai pour l'Iran, mais pas seulement. Depuis les sanctions imposées contre la Russie après l'annexion de la Crimée, des listes ont été établies de personnalités russes ou ukrainiennes devenues persona non grata, et avec lesquelles les transactions sont interdites. Si jamais des Européens commercent avec une personnalité inscrite sur la liste américaine mais pas sur la liste européenne, ils seront sanctionnés par les Etats-Unis alors que l'inverse n'est pas vrai. « La puissance du dollar permet de traquer toutes les transactions ! » assure ce lobbyiste. En France, l'extraterritorialité des lois américaines est devenue le cheval de bataille de deux députés, Pierre Lellouche (LR) et Karine Berger (PS), qui présenteront leur rapport sur ce thème le 5 octobre prochain.

Enfin, le manque de transparence du régime de Téhéran, la mainmise des gardiens de la révolution sur de nombreux secteurs économiques, les exécutions nombreuses dans le pays sont autant de facteurs qui freinent l'appétit des investisseurs. Sans compter le risque, toujours possible, d'un rétablissement des sanctions. 

Les entreprises déplorent en effet l'absence de visibilité politique, entre l'élection américaine de novembre prochain et l'élection présidentielle iranienne, en mai 2017. Pour le président Rohani, il est indispensable que la politique d'ouverture paie et se traduise par une modernisation de l'économie. La réélection des modérés en dépend. Le rajeunissement de la flotte aéronautique pourrait en être le symbole. Las, ces contrats seraient aujourd'hui farouchement combattus par les membres pro-israéliens du Congrès, qui veulent interdire au Trésor d'autoriser les ventes d'avions à l'Iran. A Téhéran s'est tenu le week-end dernier le premier sommet iranien du financement de l'aviation. Avec une question pressante : comment passer outre les restrictions sur le dollar américain ?


Source : Les Échos, 20 septembre 2016


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