mercredi, juillet 15, 2009

L’Iran sous l’emprise de l’argent

Face cachée de la théocratie : L’Iran sous l’emprise de l’argent

Source : Le Monde Diplomatique, juin 2009

En 2005, les candidats « réformistes » avaient été battus lors du scrutin présidentiel parce qu’ils s’étaient montrés incapables de proposer une solution aux problèmes sociaux. M. Mahmoud Ahmadinejad, lui, avait promis d’« apporter l’argent du pétrole sur la table du peuple ». Aujourd’hui, le président iranien est à son tour interpellé sur son bilan économique.Alors que l’Iran se trouve au centre de l’attention internationale, l’élection de ce mois-ci se joue à nouveau autour de problèmes intérieurs.



Par Ramine Motamed-Nejad

Economiste, maître de conférences au Centre d’économie de la Sorbonne, université Paris-I.







Dès la fin de la guerre avec l’Irak (1988), le rapport de la société et de la classe politique iraniennes à l’argent a connu une transformation radicale, les valeurs morales, en particulier religieuses, jusque-là dominantes, connaissant un net recul. Dans un ouvrage paru en 1998, le sociologue Faramarz Rafipour (1) impute en premier lieu cette évolution à l’émergence d’une minorité qui n’hésite plus à « exhiber sa richesse ». Une attitude que le gouvernement de M. Hachémi Rafsandjani n’a fait que renforcer en incitant, à l’aube des années 1990, les entrepreneurs de la diaspora à « regagner le pays », afin de contribuer à sa reconstruction.



A l’autre extrémité de l’échelle sociale, une majorité de la population a été frappée par une décennie de crises, provoquant l’érosion de son pouvoir d’achat et l’aggravation de ses problèmes financiers. Le désir de « mettre en scène » sa richesse, pour les uns, et la montée de la pauvreté, pour les autres, fondent la conclusion de l’auteur : « Les valeurs matérielles et la valeur-richesse ont triomphé. »



Le désir d’opulence a pu s’exprimer à la faveur des réformes économiques — privatisation des entreprises publiques, libéralisation du commerce extérieur — mises en œuvre, à partir de janvier 1990, par le gouvernement du président Rafsandjani.



Depuis vingt ans, la presse mais aussi des rapports officiels n’ont cessé de dénoncer l’« opacité » et les « irrégularités » qui ont entouré ces privatisations. Une partie des bénéficiaires de ces « transferts de propriété » sont les dirigeants de ces sociétés autrefois publiques — une nouvelle élite économique. Ainsi, un rapport du Parlement indique que, en 1994, les titres de plus de cinquante entreprises industrielles ont été cédés à leurs directeurs à des « prix de complaisance », à rebours des « conditions requises par la loi ». Ces titres ont été payés grâce aux prêts arrachés à la Société d’investissement des industries nationales, c’est-à-dire avec de l’argent public, pratique qui s’est poursuivie sous les gouvernements de MM. Mohammad Khatami et Mahmoud Ahmadinejad.



La libéralisation du commerce extérieur constitue l’autre gisement de profits. Elle donne lieu à des rentes considérables, non seulement dans l’économie officielle, mais aussi dans les circuits parallèles dominés par la contrebande. Ce sont, entre autres, les bénéficiaires de ce phénomène que, depuis plusieurs années, la presse qualifie de « mafias ». Ce terme désigne les groupes économiques qui contrôlent l’importation et la redistribution des produits alimentaires, des biens manufacturés et de la drogue, et se livrent au détournement et à l’exportation d’une fraction des produits énergétiques, relevant pourtant du monopole de la Compagnie nationale iranienne du pétrole (National Iranian Oil Company, NIOC).



Comme l’indique la chercheuse Fariba Adelkhah, « les grands marchands du bazar », tout autant que le personnel politique et les institutions du régime, « participent directement et massivement à cette seconde économie, éventuellement pour s’enrichir, mais aussi pour s’autofinancer (2) ». Ainsi l’élite marchande, très influente pendant les années 1980, doit désormais compter avec de nouveaux acteurs économiques en quête de richesse.



Les groupes dominants du capitalisme ne sont pas en reste. Ils ont formé de grands holdings industriels, financiers et commerciaux qui internalisent, le plus souvent, leurs sources de financement, sans renoncer pour autant aux privilèges monétaires que diverses institutions publiques ou parapubliques continuent à leur consentir. Ils s’emparent des commandes publiques, donc de marchés presque garantis, et, là où cela s’avère possible, tentent de se soustraire à leurs dettes.



Du caritatif au lucratif

Il ne s’agit ni d’un capitalisme d’Etat — celui-ci s’est retiré de nombreuses branches économiques — ni d’un capitalisme de marché, ces groupes contournant les contraintes fiscales, commerciales ou financières, tout en entravant l’avènement de nouveaux concurrents. On peut parler d’un capitalisme de monopoles.



Deux exemples illustrent cette mutation. D’une part, les grandes fondations, bâties, pour une partie d’entre elles, au lendemain de la révolution de 1979, et qui se vouent officiellement à des actions caritatives, telle la Fondation des déshérités et des blessés de la guerre Iran-Irak. Très active dans les circuits commerciaux (en particulier dans celui des armes), pendant le conflit qui a opposé les deux pays, elle a, par la suite, profondément diversifié ses activités. Elle comprend des milliers d’entreprises dans l’industrie, le commerce, l’agriculture, le tourisme ou encore le secteur aéronautique. Elle a de surcroît édifié ses propres institutions, consolidées en un immense conglomérat, l’Organisme financier et de crédit de la fondation, dont le pouvoir est colossal. Cependant, en refusant le terme de « banque », cette institution échappe aux contraintes réglementaires érigées par la banque centrale. Dans le même temps, elle refuse de se plier au paiement de ses dettes fiscales. Aux commandes de l’exécutif de 1997 à 2005, le président Khatami, qui a tenté, en vain, d’imposer cette obligation, l’a appris à ses dépens.



Le second exemple de l’ascension des puissances économiques est la firme industrielle Iran Khodro, la plus grande entreprise automobile du Proche-Orient, dont 40 % des titres appartiennent à l’Etat. Elle jouit, avec la firme Saipa, d’un monopole de fait sur ce marché — celle-ci contrôlant 35 % des parts de marché, tandis qu’Iran Khodro en possède plus de 55 %. Après l’ouverture du secteur aux importations, Iran Khodro a conclu des accords de partenariat avec des sociétés étrangères d’autant plus intéressées par le marché iranien que celui-ci est en pleine expansion : sept cent mille voitures vendues en 2004, un million cent mille en 2006, un million deux cent mille en 2008.



Pour Iran Khodro, il s’agit de préserver, voire d’accroître, son hégémonie, tout en favorisant l’acquisition de nouvelles technologies, gages d’une amélioration de la qualité de ses produits et de leur diffusion internationale. PSA Peugeot Citroën, qui avait amorcé, depuis 1992, une coopération industrielle avec Iran Khodro pour la fabrication de la 405 (l’intégration locale est achevée à plus de 60 %), a franchi une nouvelle étape en concluant en mars 2001 un accord de licence pour l’assemblage et le montage de la 206 et de la 307 (la part d’intégration locale étant encore assez faible).



Quant à Renault, il a fondé, pour l’assemblage et le montage de la Logan (la Tondar, en farsi), une société conjointe avec les deux géants iraniens. Il s’agit de Renault Pars, dont il détient 51 % des parts, tandis qu’Iran Khodro et Saipa, alliés pour l’occasion, en possèdent 49 %.



Iran Khodro se positionne également comme un futur acteur du marché mondial. En attestent l’accord que la société vient de signer avec la société algérienne Famoval pour le montage d’un bus en Algérie, ainsi que les unités de production qu’elle a installées, pour la fabrication de la Samande (une version modifiée de la 405), au Venezuela, au Sénégal, en Syrie et en Biélorussie. Une voiture que, par ailleurs, elle exporte déjà, entre autres vers l’Algérie, l’Egypte, l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Arménie, ou encore la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine et la Russie.



Au surplus, pour pallier le durcissement de ses contraintes de financement et de liquidités, Iran Khodro a mis à profit l’apparition, institutionnalisée depuis 2000, des banques privées, pour établir, en 2000-2001 (avec d’autres institutions), son propre établissement financier, Pârsian, dont elle détient 30 %. Devenue la plus importante banque privée d’Iran, elle totalise 60 % des dépôts et des crédits de ce secteur.



Dès son accession au sommet de l’exécutif, en juin-juillet 2005, le président Ahmadinejad a dénoncé une partie des banques privées comme responsables de prêts « douteux et discutables ». Il menaça même de dévoiler la liste de ceux qui avaient bénéficié de leurs largesses — une promesse restée, à ce jour, sans suite. La banque Pârsian fut la principale cible de cette campagne. Le véritable enjeu du conflit réside dans le refus de ces établissements de réduire le niveau de leurs taux débiteurs et, par-là, celui de leurs profits. L’affrontement devait atteindre son paroxysme en octobre 2006, lorsque le gouvernement et la banque centrale décidèrent de destituer le président de Pârsian. L’ensemble des banques privées s’éleva contre cette mesure et obtint que cette décision fût cassée, infligeant un échec indiscutable au président Ahmadinejad.



Par la suite, l’attrait grandissant de certains foyers de spéculation (notamment l’immobilier) a incité les banques privées — et aussi publiques — à se détourner du financement des entreprises industrielles. Elles ont procédé à des prêts hypothécaires considérables, mais aussi à des placements immobiliers massifs. Elles ont ainsi contribué au gonflement sans précédent de la bulle immobilière apparue en 2005 (3), qui a favorisé la naissance de ce qu’un mensuel a qualifié de « bourgeoisie immobilière (4) ».



Cette bulle a fini par éclater à partir de mai-juin 2008, sous l’effet d’une décision du gouvernement qui a contraint l’ensemble du système bancaire à interrompre son offre de crédit (y compris les crédits immobiliers déjà promis aux emprunteurs et donc en instance d’être débloqués). Depuis, on a assisté à une baisse drastique de la demande de logements, à un effondrement des prix et à une dévalorisation, au moins partielle, des actifs immobiliers que les banques publiques et privées venaient d’acquérir. Des pertes amplifiées par l’accumulation des créances douteuses sur une partie des institutions publiques et l’Etat lui-même, comme sur des agents privés.



La crise qui en résulte a deux conséquences. En premier lieu, les banques ne sont plus en mesure de consentir de nouvelles avances à l’économie, comme en témoigne l’écroulement de 67 % du crédit bancaire entre décembre 2007 et décembre 2008 (5). Une contraction qui alimente à son tour le déclin de la demande de biens de consommation et de l’investissement, l’érosion de la production industrielle et de la rentabilité des entreprises et la sous-utilisa- tion massive de leurs capacités de production.



« Prisonniers pour dette »

En second lieu, du fait de la perte de valeur de leurs actifs, les banques ne peuvent plus, ou ne veulent plus, rembourser leurs dettes envers la banque centrale : entre septembre 2007 et septembre 2008, les créances de cette dernière (donc de l’Etat) ont augmenté de 106 % (6) ! L’économie productive a été frappée à travers la propagation des impayés aux sociétés et... aux salariés.



La privatisation a fait la fortune des uns. Elle a en revanche exposé une grande partie des travailleurs au chômage (7) ainsi qu’à une situation financière de plus en plus précaire, les propriétaires d’entreprises privatisées ayant délibérément vendu les équipements de leurs sociétés, avant de les déclarer en faillite, ou bien ayant eu recours aux impayés de salaire, ou encore aux licenciements purs et simples. Quant à l’inflation, à l’instar des années 1990, elle a de nouveau emprunté une pente ascendante pour se situer, officiellement, à 25 % pour 2008 — selon d’autres estimations, à au moins 50 % — et plus de 60 % pour le premier trimestre 2009.



Depuis septembre 2005, face au déclin grandissant du salaire réel des couches défavorisées de la population et de la classe moyenne, le gouvernement a axé son programme économique sur la redistribution du crédit, afin de soutenir la consommation tout autant que les débouchés des entreprises. La liste des différentes formes de prêt proposées et officiellement garanties par les autorités suffit à attester l’ampleur de cette politique : ils concernent les retraités, le mariage des jeunes, les étudiants, l’accès au logement, les agriculteurs, etc.



Or, depuis plus de vingt ans, du fait de l’érosion de ses revenus en termes réels, une grande partie de la société est déjà plongée dans l’endettement. En témoigne l’accroissement sensible du nombre de « prisonniers pour dettes » : douze mille (vingt mille autres étant passés par la prison au cours des dix dernières années !) (8). Contredisant les idéaux égalitaires de la révolution de 1979, ces sanctions imposées aux plus modestes s’accompagnent de l’incapacité, ou du manque de volonté, des pouvoirs publics à recouvrer leurs créances sur la plupart des grands groupes économiques.





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(1) Faramarz Rafipour, Développement et contraste. Essai d’analyse de la révolution islamique et des problèmes sociaux de l’Iran, Entechar, Téhéran, 1998 (en farsi).
(2) Dans son compte rendu relatif à l’ouvrage d’Arang Keshavarzian, Bazar and State in Iran. The Politics of the Tehran Marketplace (2007), dans Sociétés politiques comparées, n° 2, Paris, février 2008.
(3) Elle s’est exprimée, au cours des deux dernières années, par la hausse de 200 % des prix des actifs immobiliers dans la ville de Téhéran, où, en dix-huit mois seulement, la valeur des transactions immobilières a atteint 600 milliards de dollars (cf. le mensuel Gozaresh, no 204, Téhéran, janvier 2009, p. 27).
(4) Kamal At-Hari, « La bourgeoisie immobilière », Cheshmeh Andaz-e Iran, n° 47, Téhéran, janvier-février 2008.
(5) Cf. le quotidien Sarmayeh, Téhéran, 23 avril 2009.
(6) Sarmayeh, 10 janvier 2009.
(7) Selon les publications officielles, en 2008, autour de 15 % de la population active se trouvait au chômage.
(8) Jam-e jam, Téhéran, 20 décembre 2008..




Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2009/06/MOTAMED_NEJAD/17226 - juin 2009

mercredi, juillet 01, 2009

Rafsandjani - Khamenei, la guerre sourde des religieux

Source : Liberation du 23 juin 2009


Arrestations, intimidations… Les deux haut dignitaires s’affrontent.

Par JEAN-PIERRE PERRIN

C’est désormais la guerre au sein même du régime. Une guerre impitoyable. Une guerre encore largement secrète mais que révèlent certains indices, comme l’arrestation samedi à Téhéran de Faezeh, la fille de l’ancien président Ali Akbar Hachémi Rafsandjani ; son fils, Mehdi, sur le point d’être capturé, aurait réussi à prendre la fuite. C’est donc une attaque en règle qui se dessine contre ce haut dignitaire du régime, personnalité intouchable et président de deux institutions clés de la révolution islamique. Si la faction dominante au sein du régime s’en prend à lui avec autant de violence, tout en le couvrant de compliments, ce n’est pas seulement parce que Rafsandjani, un hodjatoleslam (rang intermédiaire dans le clergé chiite) conservateur, a financé la campagne du réformateur Moussavi. C’est d’abord parce qu’il orchestre une campagne souterraine dans les milieux religieux dans le but de sanctionner le Guide suprême, Ali Khamenei. Autrement dit, de l’acculer à la démission.

Légitimité. L’opération n’est pas facile. Le Guide est le chef des forces armées et de sécurité. Il nomme le président de l’institution judiciaire et, directement, six des douze membres du Conseil de surveillance de la Constitution, la clé de voûte du système et, indirectement, les six autres. Il incarne à ce point la légitimité théocratique que toute critique de sa personne peut conduire en prison. Un seul organe peut superviser son action et, en théorie, le révoquer, c’est l’Assemblée des experts, que préside justement Rafsandjani.

Depuis le début des événements, Rafsandjani est silencieux. Il n’a pas dénoncé les fraudes dont a été victime Moussavi. Mais, dans la coulisse, il est à la manœuvre. Il s’est rendu dans la puissante ville sainte de Qom, où siège la Howzeh (le bureau des séminaires théologiques). Il y a rencontré le représentant du grand ayatollah Ali Sistani, la plus haute sommité religieuse du chiisme - il réside à Najaf en Irak. Sur Rooyeh.com, proche de la Howzeh, on découvre que Ali Khamenei est sur la sellette. Le site, qui a depuis été bloqué, évoque ainsi la possibilité de sa démission et de son remplacement par «un conseil de guidance», composé de hauts religieux. «Le Guide est le père du peuple. Aujourd’hui, il tend à n’être que celui d’une partie de la population», lui reproche-t-on.

République. Si la bagarre est aussi violente entre le sommet du pouvoir et la mouvance réformatrice, soutenue par une large partie de la jeunesse qui profite de la situation pour contester le système, c’est parce que Moussavi et ses amis se sont rendu compte que le Guide et son champion, Ahmadinejad, voulaient changer la nature du régime. Le métamorphoser de République islamique en «gouvernement islamique», comme on peut le lire sur le site de Moussavi. Ce qui signifie que le régime n’aurait plus besoin de légitimité populaire. Et les réformateurs n’y auraient plus leur place.

Les coups que se donnent les uns et les autres ne sont pas de nature à renforcer le système. «Il reste peu de temps pour sauver le régime. Ne l’utilisez pas pour accélérer sa chute», avertissait hier l’ex-président réformateur Mohammad Khatami.