mercredi, septembre 28, 2016

Faire des affaires en Iran : Un vrai chemin de croix !

Désormais libéré de l'embargo qui l'isolait depuis trente-cinq ans, l'ancien empire perse fait saliver des milliers de vendeurs et d'investisseurs. On leur souhaite bien du plaisir.


Lorsque Jacques Lescot a débarqué au pays des mollahs, il pensait avoir misé sur le bon cheval. "Le partenaire local qu'on m'avait recommandé parlait un anglais impeccable et assurait posséder un outil industriel top niveau", se souvient-il. Mauvaise pioche. En fait d'usine ultramoderne, le directeur commercial de Forgital, une société spécialisée dans les pièces aéronautiques, est tombé sur des installations dignes de l'ex-URSS, dans une lointaine banlieue poussiéreuse de Téhéran. Non seulement rien n'avait été modernisé depuis des années, mais le patron comptait sur son futur associé français pour le faire ! "Pour mon premier contact avec l'Iran, on peut dire que j'ai pris une bonne leçon", soupire le Frenchy.
Autant prévenir tout de suite les milliers de vendeurs et d'investisseurs qui rêvent de partir à l'assaut du géant du Moyen-Orient : faire du business avec Téhéran n'est pas de tout repos. Enfin libéré de l'embargo qui le corsetait depuis trente-cinq ans (il a accepté pour cela de mettre en veilleuse ses ambitions nucléaires), le pays est certes un marché formidablement prometteur. Ses infrastructures sont hors d'âge, ses usines obsolètes, ses autos brinquebalantes, sa flotte d'avions dépassée et ses 80 millions d'habitants avides de consommer.
Mieux, avec sa base industrielle étoffée, il rêve de devenir une future plateforme d'exportation vers l'Asie centrale. Et il en a les moyens. Grâce ou à cause de l'embargo, il est en effet peu endetté et son budget n'est pas accro à la drogue dure des revenus du pétrole, pour la bonne raison qu'il n'avait pas le droit d'en vendre à l'étranger. En somme, comme le note la responsable d'une grande banque d'affaires en visite officieuse à Téhéran, "l'Iran a un excellent profil d'emprunteur pour lever des fonds et financer son développement".
Ajoutons que la patrie de l'ayatollah Khomeiny est moins archaïque qu'on ne l'imagine. Vous avez en tête la nation rigoriste et austère, décrite par Marjane Satrapi dans "Persepolis" ? Certes les tchadors noirs sont encore omniprésents dans les quartiers sud de la capitale, et il est impossible de prendre ne serait-ce qu'une bière en terrasse. Mais en poursuivant vers le nord de la ville, sur les trottoirs de l'avenue Vali-Asr, le voile, posé négligemment en arrière des cheveux, devient un accessoire de mode. Les belles de Téhéran portent jean de marque et hauts talons.
Et les geeks qui pullulent dans la cité (bien que l'Internet local soit verrouillé par le pouvoir) n'ont rien à envier à ceux de San Francisco. Le modèle de cette jeunesse dorée ? Plutôt Milan que Riyad. IPhone, Dolce & Gabbana et drague cash sur les pistes de ski parfaitement damées de la station de Tochal, à une portée de téléphérique du centre-ville. Sur le papier, faire des affaires ici ne devrait pas poser trop de problèmes. Mais les ennuis commencent dès qu'on y met les pieds pour de vrai.
La bataille commence dès la descente de l'avion : banquiers italiens, consultants suédois, VRP allemands jouent des coudes au bureau des visas de l'aéroport. Derrière l'unique guichet, deux cerbères moustachus délivrent le sésame au compte-gouttes, en dévisageant longuement chacun des 300 passagers du Boeing. Les porteurs de passeport américain sont éconduits. Trois heures plus tard, le clavier fatigué de l'unique PC a rendu l'âme et les visas sont délivrés à l'ancienne, à la main. Nous voilà tout de suite dans le mood.
Une fois en ville, l'impression se confirme. Il faut avoir le cœur bien accroché pour affronter les embouteillages monstres de la capitale, les chambres d'hôtel minables au mobilier en Formica, les antichambres inhospitalières des bureaucrates, les cartes de crédit inutilisables et les liasses de dollars qu'il faut allonger sans cesse, car la corruption est omniprésente. Sans parler de la barrière de la langue, dans un pays où tout est écrit en persan et où pas même 5% de la population ne parle anglais. Et ce n'est pas près de changer : il y a quelques semaines, l'ayatollah Khamenei, guide suprême de la révolution, a réclamé un plan pour stopper la progression de cette langue du diable. Ambiance...
Au premier abord courtois et curieux, les Iraniens maintiennent la distance et entretiennent des codes sociaux complexes et déroutants. "Même avec mes sept années de pratique du persan, il m'est toujours aussi difficile de savoir ce que pense vraiment mon interlocuteur", témoigne Jacques Lescot. Rester sur ses gardes, donc, car la blague sur le foulard ou la faute de goût avec les femmes risquent de plomber l'atmosphère.
Sourena Mahadavi, Iranien de France qui dirige sa société de services pétroliers, ne cesse de le répéter aux expatriés qu'il reçoit dans sa villa avec piscine perchée sur les hauteurs de Téhéran : "Ici, il y a un attrait presque irrationnel pour tous les produits français. Mais, pour y percer, il ne faut jamais oublier cette règle : on ne vend pas en Iran, ce sont les Iraniens qui achètent."
Et ils ne sont pas faciles à convaincre. Excellents scientifiques (le mot "algorithme" dérive du nom de l'un de leurs mathématiciens, Al-Khwârizmî, précurseur de l'algèbre), ce sont souvent de redoutables négociateurs, très au fait des dossiers techniques. Julien Rivollier, directeur commercial de Suez au Moyen-Orient, se souvient encore d'une discussion avec le vice-ministre du Pétrole, qui l'avait laissé lessivé : "Il me bombardait de questions pointues. Il est très rare de rencontrer chez un homme politique une telle maîtrise du sujet." Pas facile de rouler dans la farine de tels acheteurs !
D'autant qu'ils ne se précipitent pas pour faire leur choix. Car si l'Iran produit beaucoup d'ingénieurs, il dispose de peu de juristes pour traiter de commerce international. Du coup, les négociations ont tendance à traîner en longueur. "Ce qui prend dix jours en Europe peut durer dix mois ici, c'est le paradis des coupeurs de cheveux en quatre", sourit Amir Aslani, un avocat qui assiste plusieurs groupes français. "Les Iraniens n'ont pas la même conception du temps que nous", confirme Emmanuel Bellanger, conseiller du commerce extérieur, qui a roulé sa bosse au gré des chantiers de BTP dans plusieurs pays d'Asie centrale, avant d'être bombardé patron de filiale à Téhéran.
Fiers de leur passé, et fiers tout court, les Iraniens ont la mémoire longue et la dent dure. Ceux qui ont déserté le pays doivent ramer et montrer patte blanche pour revenir, à l'image de Peugeot. En 2010, pour respecter l'embargo, la marque au lion avait stoppé sans préavis ses livraisons de moteurs à Khodro, son partenaire en Iran qui fabrique la 405 sous licence. Et cela avait été vécu comme une trahison.
Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts, mais, pour son retour en Iran, Peugeot doit se faire tout petit et payer une "compensation" industrielle à Khodro pour les pertes subies. Une mésaventure qui fait le bonheur de son concurrent Renault, la marque qui monte en Iran, car elle n'a pas quitté le navire, tout en respectant le cadre des sanctions.
Autre chausse-trappe agaçante, le pays tout entier semble avoir une fâcheuse tendance à emmêler le vrai et le faux. Ramita Navai explique dans son livre ("Vivre et mentir à Téhéran", Ed. Stock) qu'entretenir un rapport élastique avec la réalité est une stratégie de survie pour la population.
"Au plus fort du régime des mollahs, afficher une façade publique vertueuse était vital pour mieux protéger sa vie privée." Romain Kéraval, de Business France, recommande donc de vérifier soigneusement les chiffres et les promesses de ses interlocuteurs avant de se lancer. Et de s'entourer d'intermédiaires de confiance, capables de débusquer les loups et de fluidifier les relations avec les fonctionnaires et les politiques.
Car la bureaucratie est omniprésente, la paperasserie étouffante et les obstacles administratifs aussi nombreux que jadis les esturgeons de la Caspienne. "Je me débats tous les jours dans le maquis des règles, des normes et des droits de douanes, qui changent en permanence", peste Thierry Gorez, vieux routier du Moyen-Orient qui dirige une entreprise de logistique. Infatigable défenseur du made in France et fin connaisseur des arcanes du pouvoir, Mehdi Miremadi, ancien DG d'Alstom en Iran, conseille aux entrepreneurs tricolores de s'appuyer sur la communauté des Franco-Iraniens qui fait la navette sur la nouvelle ligne Paris-Téhéran d'Air France. Un point de vue que nuance Peyman Kargar, directeur général de Renault en Iran et lui-même natif du pays. "J'ai confié la responsabilité du contrôle qualité à un expatrié, même si les ingénieurs iraniens ont une bonne culture industrielle. En fait, je préfère constituer des équipes mixtes mêlant Français et locaux."
Reste un dernier sujet de préoccupation pour les businessmen tricolores : les banques européennes hésitent à leur avancer de l'argent. Et pour cause : elles redoutent qu'en cas de manquement de l'Iran à ses obligations nucléaires les autorités américaines ne recommencent à appliquer des sanctions contre ce pays. Et ne leur infligent au passage à elles aussi des amendes record pour avoir violé ces règles, comme elles l'ont fait avec BNP Paribas.
A en croire Michel Makinsky, directeur de la société de conseil Ageromys, les pressions officieuses - menaces de boycott et de dénigrement, lettres de groupes de pression, consignes de désinvestissement - sont tellement fortes que les banques "ont souvent la main qui tremble au moment de signer". Du coup, les grands contrats annoncés à l'occasion de la visite du président Rohani à Paris sont toujours en stand-by : aucun n'est à ce jour finalisé au-delà de la lettre d'intention. C'est le cas de la mégacommande d'Iran Air pour 118 Airbus, toujours à l'état "d'accord préliminaire", alors que Boeing est déjà en négociations avancées de son côté.
Pour l'instant, seuls les consultants et les avocats qui travaillent sur des projets à long terme semblent y trouver leur compte. Dans les couloirs des ministères où les délégations font le pied de grue, on ne parle plus que de "partenariat public-privé", la seule recette qui fonctionne actuellement. ADP et Bouygues l'ont bien compris : apport de cash et de savoir-faire contre concessions sur plusieurs années, les deux entreprises françaises, associées pour la circonstance, sont en négociation exclusive pour obtenir le contrat de l'aéroport Iman Khomeini, un projet de 1 milliard d'euros.
LE "MADE IN FRANCE" CARTONNE AU RAYON COSMETIQUES
Au rayon cosmétiques de cet hypermarché Carrefour dans l'ouest de Téhéran se presse une foule de femmes voilées. La police des mœurs sanctionne la moindre incartade au port du voile. Alors, pour les Iraniennes, le dernier espace de liberté, c'est leur visage. Et elles raffolent des produits français. "Nous importons directement les flacons sans traduire les étiquettes, témoigne Shadi, le chef de rayon. Les inscriptions en français font vendre." Une aubaine pour L'Oréal, qui surfe sur ce nouveau marché classé au septième rang mondial.

Pour une présentation de l'économie iranienne 29 puissance économique mondiale  : L'iran a beaucoup d'atouts (et quelques freins) pour développer son business
Source : Capital.fr, Août 2016

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