dimanche, janvier 31, 2016

Écologie : La grande catastrophe iranienne, c’est maintenant !

L’Iran court à la catastrophe écologique. Un haut responsable iranien, ancien ministre de l’agriculture, a récemment tiré la sonnette d’alarme: lacs et cours d’eau sont asséchés, et les deux tiers de la population pourraient être contraints d’émigrer si rien ne change. Les raisons de ce désastre? Elles sont avant tout politiques et idéologiques.


La signature, le 14 juillet 2015, après deux ans d’intenses négociations entre l’Iran, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, d’un accord sur le nucléaire qui prévoit une levée progressive des sanctions économiques, a été très bien accueillie par l’opinion publique iranienne. La majorité des Iraniens espère désormais vivre un avenir meilleur. Mais ils savent cependant que le pays est aussi confronté à un autre problème encore plus grave que la question du nucléaire, un problème dont la responsabilité incombe presque exclusivement au pouvoir et qui malheureusement ne pourra pas être réglé par une négociation internationale.

L’Iran va vers une «grande catastrophe». Cette constatation n’est pas le fait d’opposants au régime de Téhéran, ni même celle d’analystes critiques de la politique iranienne tentés par l’utilisation de formules alarmistes. L’expression «grande catastrophe» (fajeh-e bozorg) a été utilisée par Issa Kalantari dans une interview accordée au quotidien iranien Shahrvand publié le lundi 27 avril 2015 à Téhéran. Issa Kalantari, ancien ministre de l’Agriculture dans le gouvernement Rafsandjani (1989-1997) ainsi que sous le premier mandat de Khatami (1997-2001), est aujourd’hui conseiller pour les questions relatives à l’eau, à l’agriculture et à l’environnement auprès du vice-président de la République islamique, tout en exerçant la fonction de secrétaire du comité chargé de la régénération du lac d’Orumiye.

Pour Kalantari, l’Iran s’achemine vers une catastrophe écologique sans précédent dans son histoire dont la principale raison est la raréfaction des ressources en eau du pays. Il n’hésite pas à dire que si les choses continuent à ce train, dans un avenir proche, 70% de la population totale de l’Iran, soit environ 50 millions d’habitants, sera contrainte de quitter le pays à cause de la pénurie d’eau. Parmi les formules chocs que Kalantari emploie, on notera: «Ce que nous faisons avec les nappes phréatiques de notre pays prépare à un génocide», ou «Nous n’avons pas su préserver l’héritage de 7000 ans de civilisation qui nous a été confié». Il avance aussi des chiffres effrayants. Ainsi, la plupart des rivières et cours d’eau du pays sont pratiquement asséchés. Selon Kalantari, deux pays au monde détiennent le record de l’utilisation excessive de leurs réserves d’eau de surface: l’Egypte et l’Iran. Cependant, l’Egypte n’utilise que 46% de ses eaux alors que l’Iran atteint 97%. De plus, le lac Orumiye, le plus vaste du pays et le deuxième lac salé du monde, est à sec, comme la quasi-totalité des autres lacs iraniens situés au sud et à l’est du pays.

A l’origine de cette situation, le réchauffement climatique et le doublement du nombre des habitants du pays depuis la Révolution islamique. Mais ces deux raisons n’auraient jamais conduit le pays au bord de la situation catastrophique où il se trouve aujourd’hui si l’Etat avait appliqué une politique raisonnable fondée sur des critères scientifiques et des techniques de l’usage parcimonieux de l’eau, méthodes connues des Iraniens depuis des millénaires. La mauvaise gestion de l’économie du pays en général et plus particulièrement du secteur agricole, ainsi que l’interférence des considérations idéologiques dans les prises de décision en matière de développement, sont les facteurs qui ont fortement contribué à l’état actuel dans lequel se trouve l’Iran. En d’autres termes, la crise de l’eau en Iran a des dimensions politiques évidentes.

Les dix premières années de l’histoire de la République islamique, les années Khomeyni, ont été marquées par l’agitation révolutionnaire, la prise en otage des diplomates américains ainsi que la guerre Iran-Irak (1980-1988). Durant cette décennie, l’Iran a surtout connu une économie de guerre, destinée à soutenir l’effort militaire et à répondre aux besoins vitaux de la population, ainsi que la nationalisation des secteurs industriels et bancaires.

La fin de la guerre et la présidence Rafsandjani (1989-1997) correspondent au lancement d’un programme de reconstruction nationale. Cette politique ambitieuse menée tambour battant, sans concertation avec les responsables concernés, donne un peu d’air à l’économie du pays tout en contribuant à la montée de l’inflation qui désormais s’installe durablement. Par ailleurs, Rafsandjani lance aussi un programme de construction de barrages et de digues à grande vitesse, sans études préalables et sans en mesurer les conséquences sur l’environnement. De même, il ne prend pas du tout en compte la question de l’évaporation de l’eau retenue dans un pays à climat continental.

Les responsables politiques de la République islamique semblent d’ailleurs totalement imperméables aux critiques formulées, déjà à l’époque, à propos des risques de la construction de trop nombreux barrages dans les pays du Sud. Parallèlement à la construction de barrages et de digues, on assiste aussi, dans un désordre total, avec ou sans autorisation, au forage de très nombreux puits à travers tout le pays, ce qui va contribuer à l’assèchement progressif des nappes phréatiques. Cette politique de surexploitation des ressources en eau, inaugurée par Rafsandjani, va se poursuivre sous la présidence Khatami (1997-2005) et atteindre son paroxysme avec Ahmadinejad (2005-2013).

Comment expliquer le déclenchement et l’évolution de cette politique qui, par à-coups successifs, va conduire le pays à la crise de l’eau et au désastre écologique que connaît l’Iran d’aujourd’hui?

Au départ, ce qui intéresse surtout les responsables politiques de la République islamique, c’est de montrer la capacité du régime à réaliser des projets de développement aussi bien et même mieux qu’à l’époque du régime précédent. En d’autres termes, il s’agit de minimiser l’importance de la politique développementaliste du Shah, qui fut, dans les années 1960-1970, un facteur de légitimation de son pouvoir.

A cet objectif s’ajoute une considération plus idéologique. Alors que durant le règne de Mohammad-Reza Shah, en sollicitant une expertise internationale et en collaboration avec des compagnies étrangères spécialisées dans la construction de barrages, le gouvernement avait construit quatorze barrages en trente-huit ans, la République islamique va construire plus de cinq cents barrages et digues en un quart de siècle. La grande majorité de ces projets sont exécutés par une société de travaux publics et d’ingénierie, le Khatam al-Anbia, contrôlée par le Corps des gardiens de la révolution. Ainsi le développement économique et la construction des barrages sont passés aux mains de l’organe chargé de la sécurité du régime. Plus question d’expertise externe, plus question d’offre d’adjudication publique et surtout plus question d’analyse scientifique et d’évaluation des conséquences écologiques des grands travaux.

Dans le sillage de cette manière de faire se développe une rhétorique nationaliste et populiste. Les déclarations des dirigeants iraniens sont de plus en plus émaillées de phrases comme: «Nous n’avons pas besoin de l’apport des étrangers» ou «Nous sommes parfaitement capables de réaliser les projets de grande envergure par nos propres moyens». Quand certains économistes essaient d’attirer l’attention des responsables sur l’importance du respect des principes de base du développement durable dans la réalisation de leurs objectifs, ils sont accusés d’être influencés par des idées d’origine occidentale qui n’ont plus de raison d’être dans un Etat révolutionnaire. L’utilisation de ce discours nationaliste a aussi pour objectif de rassurer la population dans le contexte de l’isolement international dans lequel se trouve le pays depuis bien longtemps. Il s’agit même de valoriser les contraintes imposées par les Etats étrangers, qui en fin de compte renforcent l’indépendance nationale.

La question de l’indépendance nationale va tout naturellement être à l’origine du thème de l’autosuffisance alimentaire. Afin de mettre en place un tel projet, il fallait évidemment augmenter la superficie des terres cultivables et subvenir à leurs besoins en eau. Barrages et digues vont servir à détourner l’eau vers les nouvelles zones agricoles. De nombreux puits vont être forés sans autorisation, ce qui va épuiser les nappes phréatiques. Cette politique sera un échec. Non seulement l’autosuffisance alimentaire s’avère impossible à réaliser pour une population de 80 millions de personnes, mais de plus elle est à l’origine de nouvelles tensions sociales qui prennent rapidement des dimensions de contestations régionalistes mettant en cause la sécurité interne de l’Etat. Les cultivateurs de la province d’Ispahan, les habitants du Khouzistan ou du pourtour du lac Orumiye et bien d’autres régions ont l’impression que l’on «vole» leurs rivières et leurs réserves souterraines pour les diriger vers des régions où les notables du régime et les «institutions révolutionnaires» comme les pasdarans ont des intérêts particuliers. Diminuer la dépendance alimentaire de l’Iran ne peut se faire que par une diminution drastique de l’eau utilisée par l’agriculture, actuellement de l’ordre de 92% des ressources du pays, dont 70% est gaspillée, et par la limitation de la production agricole essentiellement à des denrées à faible consommation d’eau.

Cerise sur le gâteau, conséquence de plusieurs tranches superposées de décisions politiques malencontreuses au cours de l’été 2012, au moment où la crise de l’eau devient de plus en plus alarmante, le guide suprême Ali Khamenei décide l’abandon de la politique de contrôle des naissances en vigueur depuis 1989, et opte pour une politique nataliste dont l’objectif devrait être une population de 150 millions d’habitants! Certes, pour des raisons sociales et économiques, le doute plane sur la réussite d’un tel projet, mais il est révélateur de l’inconscience de la situation réelle du pays au sein des sphères dirigeantes du régime.

«Nous n’avons pas su préserver l’héritage de 7000 ans de civilisation qui nous a été confié», dit Issa Kalantari

Plus de 500 barrages et digues ont été construits en 25 ans, sans expertise externe, sans considération environnementale.

Source : Le Temps, 30 août 2015

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