mercredi, février 23, 2011

"Cordon ombilical" pour l'Iran, le commerce séculaire avec Dubaï dépérit


Le Monde du 22.02.11


Nuit et jour, la Creek, ce bras de mer qui s'enfonce à l'intérieur de Dubaï sur une quinzaine de kilomètres, offre le même spectacle : une armada de dhows, ces vieux bateaux en bois à l'allure corsaire, attendent d'être chargés à ras bord pour prendre la mer. Les quais débordent de caisses de bois et de cartons posés à même le sol. Dedans : des packs de lait en poudre, des pots de peinture, de l'huile de palme, des savons, mais aussi des pompes à eau, des réfrigérateurs, des téléviseurs, des ordinateurs... Transformés en bêtes de somme, des Indiens, des Pakistanais, des Iraniens et des Somaliens transportent ces colis sur les bateaux.

Environ 80 % des marchandises qui partent de la Creek sont destinés à l'Iran. Sur ce volume, seuls 10 % relèveraient de la contrebande. Tout le reste est licite, mais de plus en plus contrôlé et limité.

Le commerce séculaire entre Dubaï et l'Iran, séparés par 160 kilomètres de mer, diminue d'année en année alors que se renforcent les sanctions internationales contre la République islamique, accusée de nourrir des ambitions nucléaires. En 2008, le volume annuel des échanges entre les deux pays était estimé à 12 milliards de dollars (8,8 milliards d'euros). En 2009, il était tombé à 8 milliards de dollars. Pour l'année 2010, il ne devrait pas dépasser les 6 milliards.

Longtemps, Dubaï a fait la sourde oreille aux pressions américaines, bien décidé à rester le premier partenaire commercial de l'Iran. Mais la crise financière et économique qui s'est abattue sur l'émirat en 2009 a changé la donne.

Dubaï a perdu une partie de son autonomie. En lui signant notamment un chèque de 20 milliards de dollars, Abou Dhabi, le plus puissant et le plus riche des sept pays membres de la Fédération des Emirats arabes unis, fidèle allié des Etats-Unis, a sauvé son voisin de la débâcle, mais, ce faisant, "il a pris l'ascendant sur lui et est en mesure, désormais, de lui imposer ses vues", comme le souligne Philippe Dauba-Pantanacce, senior économiste à la Standard Chartered.

"Il s'agit d'un choix politique qui est assumé. Les autorités de Dubaï sont à présent elles-mêmes convaincues de la nécessité de prendre leurs distances avec l'Iran. Elles sont désormais à la recherche d'autres marchés, dans les pays émergents d'Afrique ou d'Asie, pour remplacer ce manque à gagner", estime pour sa part un observateur européen.

Grogne

Qu'il soit subi ou choisi, ce changement de cap provoque la grogne des milieux d'affaires à Dubaï, à commencer par les 8 000 compagnies iraniennes établies ici, la plupart centrées sur l'import-export et le transport maritime. Dans cette étonnante mosaïque qu'est Dubaï, les Iraniens, 400 000 personnes environ, pèsent d'un poids non négligeable. Mais les liens ne sont pas seulement marchands. Ils sont aussi culturels. Presque la moitié des Emiratis seraient d'origine iranienne, y compris la famille régnante.

"On ne pourra jamais empêcher Dubaï de commercer avec l'Iran ! D'ailleurs, on continue comme avant. La seule différence, c'est que nous perdons du temps car désormais nous passons par des intermédiaires - en Afrique, en Asie - et que çà nous coûte plus cher !", tempête Mehdi Khani Fared, un homme d'affaires iranien basé à Dubaï.

La majorité des commerçants se disent "étranglés" depuis le quatrième train de sanctions adoptées par les Nations unies (ONU) en juin 2010 et suivies des mesures de rétorsion américaines et européennes. En novembre 2010, une délégation dubaïote de représentants de l'industrie alimentaire, du prêt-à-porter et du médicament a élevé une protestation solennelle auprès de l'émir de Dubaï. "Même pour exporter du riz ou d'autres produits permis par l'ONU, nous nous heurtons à toutes sortes d'obstacles", se sont-ils plaints.

Le vrai problème, c'est que la liste de ce qui est autorisé ou non n'est pas clairement définie. "Dans le flou, personne ne veut courir de risques pour ne pas subir de représailles, ce qui finit par paralyser les échanges avec l'Iran", souligne Tarik Yousef, le directeur de la Dubai School of Government.

C'est par le biais des lettres de crédit que le trafic entre Dubaï et l'Iran est rendu de plus en plus compliqué. Il n'y a pratiquement plus aucun établissement bancaire qui accepte d'émettre ces documents qui sont indispensables à toute transaction commerciale dès lors qu'il s'agit de la République islamique. Quant aux lettres de crédit émises par les filiales dubaïotes des banques iraniennes, elles sont désormais considérées comme sans valeur par les banques partenaires dans l'opération. C'est donc en cash et au comptant que se font les transactions, ce qui les rend risquées ou hors de prix voire impossibles.

Stratagèmes

Pour continuer leurs affaires, les Dubaïotes ont recours à toutes sortes de stratagèmes. Une partie de la marchandise part ainsi désormais de Charjah ou Rhas El Khaïma, deux petits émirats voisins où les douanes seraient moins tatillonnes. Elle peut aussi être expédiée dans un pays frontalier de l'Iran puis faire la dernière partie du chemin par voie terrestre...

Avec un banquier iranien installé à Dubaï, Franck Chomel, lui, a mis au point un système de paiement électronique, "Live Payment Gateway", reconnu par le réseau bancaire iranien. "C'est le premier système en ligne de conversion des rials en devises internationales. Les cartes bancaires iraniennes n'étant pas reconnues à l'étranger, les Iraniens n'ont que ce moyen de paiement en ligne", explique-t-il.

Aussi ingénieuses soient-elles, ces astuces pèsent toutefois de peu de poids sur l'asphyxie progressive de l'Iran. Certains en éprouvent un très vif ressentiment envers l'Occident. "Qu'on laisse Dubaï servir de cordon ombilical à l'Iran ! Car les sanctions frappent le peuple iranien, non ses dirigeants, s'indigne Sultan Sooud Al Qassemi, responsable d'une société de transport maritime. Commercer, c'est dialoguer et établir des ponts. Quel gâchis on commet avec l'Iran en affirmant vouloir son bien !"

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