mardi, avril 18, 2006

Weblogestan : à l’école de la blogsphère iranienne

Par Sami Ben Gharbia (nawaat.org)
lundi 17 avril 2006

Je n’ai jamais eu peur de la mort,
Bien que ses mains soient plus destructrices que la bassesse.
Toute ma crainte, en somme,
Est de mourir dans un pays,
Où le salaire d’un fossoyeur,
Est supérieur
Au prix de la liberté humaine.
Ahmad Shamlou (poète iranien - 1925/2000)

We are Iran

Je venais de terminer la lecture de « We Are Iran : The Persian Blogs », un livre très instructif sur la blogsphère iranienne écrit par Nasrin Alavi, pseudonyme d’une journaliste iranienne exilée à Londres.

Je ne cache pas mon intérêt pour l’Iran, pays que j’ai visité à deux reprises et où j’ai passé plus d’un an et demi. C’est à Téhéran que j’ai appris à parler persan et à côtoyer un peuple que j’ai toujours aimé et apprécié le dynamisme et la créativité. Mon premier rapport avec l’Internet remonte à 1998 en Iran où pour la première fois j’ai surfé sur la toile. Et c’était là que mon désir de cyberactivisme a vu le jour. C’est peut-être pour cette raison que je suis toujours impressionné par le travail des blogueurs et cyberdissidents iraniens. Pour moi, le Weblogestan -terme utilisé par les blogueurs iraniens pour désigner leur blogsphère- est une école au vrai sens du mot. Il suffit de voir le nombre des articles consacrés au phénomène du blogging iranien et de les lire pour s’en convaincre.
Revenons au livre et commençons par quelques informations et chiffres très significatifs :

  • L’Iran compte aujourd’hui plus de 100.000 blogs. Si la grande partie des blogueurs réside en Iran, la diaspora iranienne joue aussi un rôle important au sein de cette communauté.
  • L’histoire de la blogsphère iranienne remonte à Hoder, le pseudonyme de Hossein Derakhshan qui, sous la demande d’un de ses lecteurs, a rédigé et mis à la disposition des jeunes iraniens, un manuel en langue persane pour les initier au blogging. Son manuel « comment créer un blog en 10 minutes » a fait exploser le nombre des blogs iraniens utilisant le persan.
  • La langue persane, selon les statistiques de NITLE Blog Census de 2004 , est la quatrième langue de blogging dans le monde. Selon une étude du Times du 23 décembre 2005, le persan est en phase d’arracher la deuxième place comme langue de blogging. Rivalisant avec le français et devançant l’espagnol, le russe et le chinois.
  • Le premier blogueur au monde emprisonné à cause du contenu de son blog était Iranien. Il s’agit du blogueur et journaliste Sina Motallebi arrêté le 20 avril 2003 et accusé de “mettre en danger la sécurité nationale” en donnant des interviews et en publiant des articles critiques à l’égard du régime.
  • En 2001 l’Iran avait 1 million de connectés au réseau Internet ; en 2005 le nombre de connections a atteint les 5 millions. On s’attend à 25 million de connections en 2009. Selon les statistiques de 2004-2005 il existe plus de 1500 cybercafés dans la seule capitale iranienne Téhéran !
  • C’est l’un parmi les premiers pays au monde qui a élaboré une loi concernant Internet interdisant « la diffusion d’informations contre le régime et ses responsables ».
Ce qui a sûrement aidé et peut-être cristallisé l’essor de weblogestan ce sont les restrictions imposées à la liberté d’expression dans le pays. Au moment où plus d’une centaine de magazines et de quotidiens avaient été suspendus par le pouvoir judiciaire dans sa tentative d’étouffer le mouvement réformiste, les journalistes et les auteurs critiques ont lentement émigré vers Internet à la recherche d’un espace propice à l’exercice de leur droit à la parole. Petit à petit, les blogs sont devenus pour la jeunesse iranienne la source la plus crédible pour informer, s’informer et pour organiser le mouvement de la contestation estudiantine. Les blogs sont utilisés par les syndicats estudiantins, les ONG, les journalistes, les militants des droits de l’homme. On a vu même des hommes politiques iraniens influents, des clergés et des intellectuels de renom, qui ont emboîté le pas et se sont mis au blogging, comme l’ancien Vice Président Mohammad Ali Abtahi.

Contrairement à l’image reçue, l’Iran est un pays où le débat politique est très virulent et où la répression et la censure n’ont jamais empêché les gens de s’exprimer ni de lutter pour acquérir plus de liberté. A travers la lecture de ce livre l’image véhiculée par les médias d’un pays de mollahs, fermé, intolérant et obscurantiste, cède la pas à une autre image. Celle d’un pays moderne en lutte pour sa liberté et où Internet joue le rôle qu’avaient joué les audio-cassettes durant la révolution de 1979 : un outil de conscientisation, de contestation et d’information.

Cette face cachée de la république islamique a sûrement inspiré le titre du livre. « Nous Sommes l’Iran » dépeint donc une image plus nuancée de ce pays et évoque des dynamiques sociales à l’œuvre d’un Iran jeune, ouvert sur le monde et bien déterminé à réformer sa révolution. Le livre nous présente une sélection de textes rédigés et mis en ligne par les blogueurs iraniens. L’auteur, très critique à l’égard du régime iranien, intervient au début de chaque chapitre et section pour donner son avis et éclairer les lecteurs sur la situation du pays, puis, redonne la parole au blogueurs dans des extraits de textes qu’elle a choisi et traduit en anglais. Et les sujets ne manquent pas. Les jeunes parlent de tout. De leur quotidien sous le régime islamique ; de leur volonté de changement ; de leur rapport mitigé avec le legs de la révolution ; de leur dégoût des gardiens de l’ordre islamique, les bassidjis qui les guettent partout ; des séquelles qu’avaient laissé sur le pays les huit ans de guerre contre le voisin irakien ; de la religion devenue idéologie de l’État ; de l’histoire proche et lointaine d’une Perse fière et distinguée ; des fêtes mixtes et discrètes qu’ils organisent ; de la musique et des films interdits qu’ils téléchargent du Web ; du chômage, des manifestations au sein et à l’extérieur des campus universitaires ; du mécontentement de la population ; des revendications et du désenchantement de la mouvance réformiste ; de leur identité ; de l’art et de la poésie ; et de l’Occident qui forme désormais une part de la culture du pays.

Dans ce pays gouverné par un régime islamique et vivant sous la hantise de ce que la propagande officielle appelle « l’invasion culturelle » occidentale, tout ce qui sort de la norme est considéré comme « une menace à la sécurité du pays » : les antennes paraboliques, les pantalons en jeans, le maquillage, les chansons de la star iranienne Googoosh, le cinéma iranien qui a pourtant réussi à s’imposer à l’étranger, l’amour pour les animaux domestique en particulier du chien -animal méprisé dans la culture musulmane. L’engouement d’une bonne partie de la jeunesse iranienne (70% de la population) pour la culture et les gadgets de la civilisation occidentale -engouement qui peut facilement être interprété comme un échec du projet révolutionnaire khomeyniste- est présenté comme une perversion qu’il faudrait corriger par l’arme de la coercition religieuse. Au nom de Dieu et de son représentant sur terre, le guide de la révolution islamique. Et c’est dans ces paradoxes, dans cette tension qui touche tous les aspects de la vie en Iran que le Weblogestan puise toute sa richesse et sa dynamique. Comme le souligne l’auteur du livre, l’un des paradoxe frappant de la république islamique est cette jeune génération éduquée, scolarisée et hautement politisée que la république islamique a réussi à produire, grâce à la politique khomeyniste de généralisation de l’éducation, mais qui peine à assujettir. Ce sont les fils et les filles de la révolution qui forment le plus grand défi au régime actuel. Et comme le rappelle Godfather, un blogueur cité dans le livre (p.66) : « notre jeunesse était ou bien [en prison] à Evin ou bien sur le front de la guerre…Les meilleurs de cette génération ont fini dans nos cimetières…il n’y avait plus personne pour lutte contre le régime…jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à cette nouvelle génération. »

Les points faibles du livre sont ces longs commentaires de l’auteur qui, je trouve, a parlé plus que les blogueurs. Tout au long du livre elle a œuvré à construire une sorte de « polémique politique » qu’elle a dirigé contre le régime. La sélection des extraits qu’elle a soigneusement traduit et présenté aux lecteurs conforte sa vision des choses. Une autre remarque technique très importante : l’auteur a oublié de mentionner les sources de plusieurs passages des blogs qu’elle a utilisés. Chose qui nuit à la crédibilité du livre et rend difficile toute approche critique du fait qu’il est quasi impossible de vérifier la véracité ou l’authenticité des sources. Et comme la fait remarqué Amir Amirani, cinéaste et journaliste iranien vivant à Londres, le livre ne contient ni préface, ni introduction, ni notes de l’auteur et ne donne aucune information relative au contexte éditorial comme par exemple le nombre des blogs étudiés ni si les blogueurs cités dans le livre étaient au courant de l’entreprise de l’auteur. Un autre blogueur iranien critique la prétention exagérée et simpliste de l’auteur qui veut, à travers ce livre, décrire le « vrai portait de l’Iran d’aujourd’hui ». Il lui propose de donner au livre « nous sommes aussi l’Iran » comme titre à la place de « nous sommes l’Iran » qu’elle a choisi. Selon lui la grande partie du peuple iranien ne blogue pas et n’est même pas connectée au réseau. Et le fait de prétendre décrire dans les 365 pages du livre une vraie et réelle image de l’Iran d’aujourd’hui est une entreprise insoutenable.

Une toute petite comparaison avec le cas tunisien.

J’aimerais opposer aux chiffres relatifs à l’Iran cités en haut ces quelques informations sur la Tunisie et finir ce texte par quelques interrogations :

  • Selon les chiffres avancés par l’agence tunisienne d’Internet (ATI) le nombre des connections en Tunisie est de 953.770.
  • toujours selon l’ATI il y a en Tunisie 305 Publinets..
  • Le premier prisonnier d’Internet en Tunisie est feu Zouhaier Yahyaoui qui n’était pas un blogueur mais un webmaster d’un forum dissident.
  • Aucune information quant au nombre réel ou approximatif des blogs tunisiens.
  • La plupart des blogs tunisiens utilise le français comme langue de blogging. La langue officielle de la Tunisie, l’arabe, n’est utilisée que très rarement. La rupture entre langue populaire et langue « élitiste » est consacrée sur l’espace des blogs tunisiens et seule une infime minorité parmi les blogueurs tunisiens est bilingue ou entièrement arabophone dans son blogging.

Lorsqu’on lit la réaction de certains blogueurs tunisiens à l’article - sans doute provocateur- de Tunis Hebdo Blogs tunisiens. De tout et de rien ! , surtout le commentaire qui estime qu’ « aujourd’hui les blogs tunisiens comblent un vide du à l’absence de vrai journalisme en Tunisie. », je pense directement au titre gonflé de « We are Iran ». Et je me demande, comment prétendre combler le vide du journalisme tunisien si l’autocensure et l’apolitisme sont les règles dans ce qu’on a tendance à appeler et à défendre comme « blogsphère tunisienne » ? Quelle différence existe-t-elle entre un journaliste qui a peur de la répression, s’autocensure et évite les sujets qui fâchent et un blogueur qui se définit d’avance comme apolitique pour les affaires tunisiennes mais politisé quand il écrit sur les affaires des autres pays ?

Si en Iran les blogs sont l’outil de prédilection pour mener le combat de libération et de démocratisation de la société, en Tunisie ce sont bien les sites dits dissidents, les forums et les listes de diffusion qui s’activent le plus contre le régime dictatorial de Ben Ali. Et contrairement au Weblogestan iranien, la « blogsphère tunisienne » est tout sauf engagée dans une logique politique ou citoyenne. Il faut avouer quand même que la nouvelle génération de blogueurs commence à parler politique. Chose qui embarasse une « vielle garde » qui longtemps a misé sur une approche apolitique du blogging. À l’instar de la blogsphère iranienne, égyptienne, libanaise, bahraini et arabe en général, la « blogsphère tunisienne » ne peut persévérer dans cette voix du je-m’en-foutisme sans risquer sa crédibilité et son essor.

Je conseille évidemment ce livre à tous ceux qui s’intéressent au phénomène du blogging et son rôle dans la lutte pour les libertés.

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