lundi, mai 23, 2016

L'aventure iranienne des entreprises françaises

La levée des sanctions occidentales ouvre une ère pleine de promesses au pays des mollahs. Mais, des lettres d’intention à l’eldorado, le chemin est long pour les entreprises françaises qui se bousculent à Téhéran.

Le retour en fanfare d’Air France en Iran, inauguré ce dimanche 17 avril en présence du secrétaire d’Etat aux Transports Alain Vidalies et d’un aréopage de chefs d’entreprise français, avait failli mal tourner, gâché par la polémique sur le voile que certaines hôtesses de l’air refusent de porter à la descente de l’avion. Mais vite réglé « en leur proposant de voler sur la base du volontariat », précisait, au cours du vol, leur PDG, Frédéric Gagey, soucieux de ne pas s’enliser dans ce terrain sensible.

Airbus, seul gros contrat

Le flagship français revient toutefois moderato à Téhéran, avec seulement trois vols par semaine. Quand Lufthansa et Alitalia - qui n’avaient jamais cessé de desservir la capitale iranienne - en offrent déjà une dizaine, et que British Airways annonce l’ouverture de six liaisons hebdomadaires en septembre. « Notre objectif est de passer le plus rapidement possible à un vol quotidien », rassure le patron français. « Tout le monde rêve de l’Iran, mais il faut faire attention aux mirages derrière la carte postale », glisse un consultant franco-iranien chargé d’orienter les patrons d’entreprise dans les arcanes politico-religieux encore largement opaques pour eux. Air France, mais également Thales, Vinci, SNCF, Alstom, Bolloré… Il suffisait de déambuler dans la cabine business de l’A 330 tricolore pour mesurer le niveau d’ambition des entreprises françaises ici. Certains cadres faisaient le voyage pour la première fois, d’autres étaient déjà venus avec la délégation du Medef en 2015, et profitaient du déplacement d’Alain Vidalies pour suivre les dossiers décrochés en janvier, lors de la visite officielle du président Hassan Rohani en France. Pas de gros contrats, excepté celui d’Airbus.

Pour l’essentiel, des lettres d’intention et des accords de principes. « Le fameux MOU [Manifestation of Understanding], c’est le premier sésame ici », plaisante Patrick Ropert, directeur de Gares & Connexions, venu voir le patron des chemins de fer iranien. Car, en janvier, la SNCF a signé un protocole de coopération portant notamment sur l’exploitation des gares et le développement de lignes à grande vitesse. « L’état des infrastructures est obsolète, et les objectifs des autorités sont immenses, rappelle-t-il, en sortant ses fiches passées au surligneur jaune. Construire 15 000 kilomètres de voies ferrées en dix ans, en électrifier 20 %, et multiplier par quatre le nombre de voyageurs, c’est juste énorme ! » Les montants promis donnent en effet le vertige : 50 milliards dans les transports à long terme, dont 20 milliards d’ici à 2025. Les besoins aussi : plus de 400 avions, 1 000 trains, un hub international…

Hub pour concurrencer Dubai

Son MOU également en poche, Patrick Jeantet, directeur général d’ADP - pardon, de Paris Aéroport, la nouvelle signature -, compte d’ailleurs faire avancer le projet de transformation de l’aéroport international de Téhéran en une plateforme concurrente de celles de Dubai ou d’Istanbul : « Cela fait plus d’un an que l’on travaille sur ce dossier, à la fois avec Bouygues comme partenaire officiel, mais également en concertation avec Airbus. » En tenant le même discours aux autorités iraniennes sur le potentiel de développement du trafic à Téhéran, le constructeur aéronautique « fait avancer les deux causes à la fois », décrypte-t-il.

Avec Bouygues et Airbus mais sans Vinci. Car, cette fois, l’actionnaire et concurrent de Paris Aéroport a préféré défendre ses couleurs en solo, comme l’explique, assis deux rangs plus loin dans l’avion, Nicolas Notebaert, le président de la branche aéroport. « Le marché est assez grand pour tout le monde », glisse - t - il seulement. Le groupe privé vise, lui, l’exploitation des plateformes aériennes des deux principales villes du pays après Téhéran (9 millions d’habitants) : Ispahan (2 millions) et Mechhed (4 millions), premier lieu de pèlerinage chiite dans le monde. Si Vinci les emporte, ces deux contrats feraient croître l’activité aéroport du groupe privé de 10 % d’un coup !

C’est vrai que, sur le papier, la levée programmée depuis le 16 janvier des sanctions occidentales appliquées à l’Iran depuis quarante ans est pleine de promesses : « En termes de potentiel économique, c’est l’équivalent de l’intégration de l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, assure l’avocat d’affaires franco-iranien Ardavan Amir-Aslani, conseiller de PSA, Vinci, Rollier et bioMérieux. L’Iran, c’est 83 millions d’habitants, une classe moyenne éduquée qui a été ostracisée et qui a soif de consommation et d’échange avec l’Occident. »

De quoi faire rêver Jean-François Rial. « Ça va redémarrer très fort, prédit le patron du tour-opérateur Voyageurs du monde, enthousiasmé par sa visite éclair à Téhéran. On envoie déjà 800 personnes par an dans le pays. Cela peut grossir beaucoup plus, car l’Iran a le profil idéal pour nos clients : une culture millénaire, des paysages magnifiques, et une jeunesse beaucoup plus émancipée qu’on ne l’imagine en France, qui sort et fait la fête. » Mais en attendant de devenir la nouvelle Marrakech, il faudra construire beaucoup plus d’hôtels (voir encadré page 19), régler les problèmes de visas avec les Etats-Unis - ces derniers ne délivrant plus d’ESTA (leur programme d’exemption de visas) à ceux qui ont mis les pieds au pays des mollahs -, et surtout espérer que les autorités américaines lèvent vite les sanctions sur les banques européennes qui veulent travailler en Iran.

Menaces américaines

« C’est une réelle préoccupation, confie Patrick Jeantet. Car aucun établissement français ne veut faire de virement en Iran, ni monter un crédit de peur de vivre le syndrome de BNP Paribas en 2014. » Malgré l’accord sur le programme nucléaire, les Etats-Unis ont maintenu leurs sanctions sur toute personne ou entreprise suspectée de soutenir le terrorisme ou de blanchir de l’argent. Résultat : « Aucun des accords signés par Rohani lors de sa venue en Europe n’a pour le moment trouvé de financement bancaire », pointe cet avocat d’affaires, en référence notamment au contrat des 118 Airbus.

Comment rapatrier ses recettes et même payer ses fournisseurs, puisqu’il est impossible de faire un virement en Iran à partir de la France ? Entre beignets de crevettes et jus sans alcool servis à l’ambassade de France à la veille du retour à Paris, les préoccupations des invités ne portaient plus du tout sur la question du voile des hôtesses de l’air. « Des investisseurs américains nous ont prévenus que si nous nous engagions financièrement maintenant en Iran, ils seraient obligés de vendre nos actions », s’inquiétait le patron d’un groupe coté. « Les Etats- Unis terrorisent les banques européennes, mais avancent ici avec des faux nez pour rafler la mise le jour où ils lèveront les sanctions », affirmait un autre.

Fantasme ou réalité ? Seule certitude pour Hubert Védrine : « Il y a six à huit mois un peu compliqué à passer jusqu’à l’élection présidentielle aux Etats-Unis, pendant lesquels on va rester dans le flou. Les choses devraient s’éclaircir ensuite », veut croire l’ancien ministre des Affaires étrangères et conseiller spécial du groupe Air France auquel il sert de facilitateur.

En attendant, les vols d’Air France ne risquent pas de désemplir. Après la délégation des commissaires européens samedi, la visite de Vidalies dimanche, ce sera bientôt à Emmanuel Macron, le ministre de l’Economie, de s’envoler pour Téhéran.

Source : Challenges, 24 avril 2016, Pauline Damour 

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