dimanche, septembre 17, 2006

L’Iran depuis 1979 : Panorama socio-économique

L’Iran depuis 1979 : Panorama socio-économique

29/08/2006

L’Iran, ce pays au cœur de l’axe du mal dessiné par Georges Bush inquiète et interroge. La grande Perse aspire à retrouver son lustre d’antan. Ce pays qui, fait rarissime dans la région, n’a jamais été colonisé ou sous gouvernance directe d’une puissance étrangère, aspire à retrouver une aura régionale et mondiale, et s’unit autour du dossier nucléaire, autour de la question : sous quel prétexte refuser à l’Iran le droit au nucléaire ? Pourquoi ce pays devrait-il faire confiance pour sa sécurité à une communauté internationale qui a laissé Saddam Hussein et l’Irak utiliser ses armes chimiques contre des villes iraniennes ? Pourquoi le Pakistan voisin, ses mollahs sunnites, ses madrassa[1] berceau d’Al Qaïda aurait-il le droit au nucléaire ?

Nous ne poursuivrons pas ici ce débat difficile, mais nous tâcherons de mieux comprendre l’Iran, et pour ce faire nous nous pencherons sur l’évolution socio-économique du pays depuis la révolution islamique de 1979. L’Iran est en effet un pays profondément complexe et méconnu. L’Iran est très souvent perçu comme une théocratie moyenâgeuse, anachronique, figée dans le passé…Peut-être est-il pertinent d’interroger ces présupposés.



L’Iran, une économie de rente à l’avenir incertain, souffrant d’un étatisme excessif et de la défiance internationale :

Sur le papier, l’économie iranienne semble bien se porter et sortir des difficultés consécutives à la révolution islamique et à la guerre Iran-Irak (1980-1988). Les indicateurs macroéconomiques indiquent un retour à l’équilibre du solde courant et de la balance commerciale, une hausse des réserves de change, une inflation toujours élevée mais contenue, des exportations dynamiques…alors que sur le plan structurel, plusieurs réformes issues du troisième plan quinquennal sont porteuses d’espoir dans l’optique d’une forme de dérégulation et de libéralisation du pays.
Pourtant, la réalité est moins flatteuse. L’Iran reste une économie de rente dépendante du pétrole et à la merci d’un retournement du cours. La stabilité macroéconomique n’est que le résultat de la flambée du cours du baril, et ne saurait être pérenne et viable sans de profondes réformes structurelles et sans un durcissement des politiques budgétaires et monétaires.
Sans investissements étrangers et sans un secteur privé fort, la croissance ne peut être durable. Pour que le gouvernement puisse continuer sur son rythme actuel de dépense, il faudrait que le prix du pétrole ne cesse d’augmenter[2].

L’Iran est à l’image de l’Arabie Saoudite un pays qui tire sa richesse des ressources en hydrocarbures, les exportations de pétrole et gaz représentant 62% des ressources du gouvernement en 2004-2005[3]. La croissance est donc fortement corrélée à l’évolution des cours du brut, et connaît actuellement une poussée de fièvre. Mais cette manne pétrolière n’est pas sans compter son lot d’effets pervers, particulièrement sensibles en Iran.

A la différence de la Norvège et de sa politique de développement durable (la Norvège reverse une large part des pétrodollars amassés dans un fonds pour les générations futures auquel le gouvernement ne peut constitutionnellement pas toucher), ou de Dubaï (qui investit massivement dans le tourisme, la finance, le commerce…pour réduire sa pétro-dépendance), l’Iran pratique une politique économique de court terme, pro cyclique et clientéliste. [4]
Le pays dépense ainsi près de 17% de son produit intérieur brut en subventions[5], notamment pour l’énergie, entraînant gaspillage, manque à gagner budgétaire, et alimentant l’inflation. Par ailleurs, le gouvernement ne se prive pas de piocher dans le fonds de stabilisation pétrolier (Oil Stabilisation Fund) destiné à faire face à un retournement des cours. Avec l’augmentation du prix du pétrole, le Conseil des gardiens[6] a ainsi autorisé un prélèvement de 2,6 milliards de dollars pour faire face à l’augmentation du coût des subventions.

En outre, le pays ne parvient pas à développer les investissements étrangers. Le contexte géopolitique, le manque de sécurité contractuelle (les Iraniens ne cessent de revenir sur les contrats signés), les rigidités administratives, ou encore la préférence nationale affichée par le gouvernement, n’encouragent guère à investir et les exemples récents des difficultés de Renault dans le pays refroidissent les plus audacieux. Cette quasi-absence d’IDE[7] handicape profondément le développement du pays, induisant des retards considérables pour les projets en cours. Ces projets (notamment un gigantesque plan de développement du secteur pétrochimique) sont retardés ou reportés sine die, accentuant de fait le retard du pays dans le cadre d’une émancipation vis-à-vis du pétrole.

Si l’on ajoute à cela 1) une inflation rampante (13%[8] en 2005-2006, mais le chiffre est sans doute minimisé) risquant à tout instant de déboucher sur une crise d’hyperinflation (alors que les autorités rechignent à réorienter leur politique budgétaire et monétaire vers plus de rigueur, arguant d’un retour à l’équilibre des indices macroéconomiques, alors qu’il s’agit d’un voile de fumée consécutif à l’explosion du cours du pétrole), 2) un taux de chômage structurel de près de 12% qui devrait augmenter du fait de l’arrivée sur le marché d’un nombre important de jeunes travailleurs, des taux d’intérêt réels négatifs, 3) un secteur public pléthorique, 4) la fuite des capitaux consécutive à l’arrivée de M. Ahmadinejad 5) et les distorsions entraînées par le système de bonyads[9], on comprend l’inquiétude des économistes iraniens.

Des réformes ont bien été menées (notamment en matière bancaire et financière avec la création des premières banques privées dans les années 2000), mais celles-ci semblent profondément insuffisantes et l’espoir n’est pas de mise. Les changements de politiques macro-économiques iraient en effet contre les intérêts des soutiens traditionnels du régime : les bazaris[10] et les bonyads. Malgré les propos rassurant du guide de la Révolution, l’Ayatollah Ali Khamenei, sur le respect de l’agenda de réforme tels que présenté dans le 4ème plan quinquennal, il semble que l’Iran ne soit pas sur la voie la plus sûre dans l’optique d’une croissance soutenable et forte[11].



Des évolutions sociales contrastées :

L’Iran de 2006 ne ressemble guère à l’Iran de 1979, et contrairement aux idées reçues, le pays a connu une profonde évolution depuis la chute du Shah. Nous analyserons cette évolution à la lumière des indicateurs démographiques[12].

La démographie iranienne a été marquée par deux faits politiques majeurs : la révolution islamique et la guerre Iran-Irak qui a suivi Pourtant, si l’on devait résumer les vingt dernières années, contrairement à l’intuition, ce serait par une expression : transition démographique.

Si dans un premier temps la révolution islamique a mis fin à la politique de limitation des naissances initiée par le shah, et a encouragé dans le cadre du conflit avec son voisin irakien les femmes à avoir des enfants (contribuant à une accélération du taux de natalité), le régime va très vite abandonner cette politique, face aux coûts et aux investissements rendus nécessaires par cet accroissement alors très rapide (accentué par la baisse de la mortalité). La natalité va très vite se réduire, conséquence d’une conjonction de facteurs[13] :
Le pays sort ruiné de la guerre et la population voit son pouvoir d’achat se réduire. La situation économique est encore aggravée par le contre-choc pétrolier, l’embargo américain et par l’inflation. L’enfant est alors un coût.
L’émancipation des femmes : le régime n’a jamais condamné la contraception et renouvelle son autorisation dès 1980. Les femmes profitent de la révolution et des politiques sociales et d’éducation qui sont menées pour accéder en masse au système scolaire et universitaire. Contrairement aux préjugés, le statut de la femme s’est donc plutôt amélioré depuis 1979 (si l’on excepte le port du voile). Il n’est en tout cas en rien comparable avec leur situation en Arabie Saoudite ou dans les Émirats Arabes Unis. Cette émancipation se fait parallèlement à des progrès sociaux globaux de la société (système de santé, système éducatif, réseau d’assainissement et d’eau) qui entraînent un mariage plus tardif, une attente plus longue entre les enfants, la baisse de l’âge du dernier enfant. Il faut souligner que ce vaste programme de développement a débuté à l’initiative du shah dans les années soixante dix, mais son accélération correspond à la fin de la guerre Iran-Irak.
Les politiques du régime ont le soutien des religieux et bénéficient d’une communication importante. Elles sont complétées par la promotion de politiques éducatives, sociales et de réductions des disparités régionales.
Le statut de l’enfant change. Il devient un investissement, coûteux, et les iraniens nourrissent des aspirations grandissantes pour leurs enfants. Il n’est plus possible financièrement d’en avoir autant que ses parents.

Il faut noter parallèlement plusieurs points importants :
L’urbanisation progresse, sans « bidonvilisation », mais non sans poser un problème de congestion des grands centres urbains
L’Iran est le pays au monde qui accueille le plus de réfugiés en valeur absolue. Le retour amorcé est actuellement bloqué par les développements politiques d’Irak et d’Afghanistan. Ces réfugiés exercent souvent de petits métiers, sont soutenus et aidés par le gouvernement, mais en butte à l’hostilité de la population.
La guerre Iran-Irak n’a pas fait autant de morts que certaines prévisions le laissent croire (le nombre de décès devrait se situer entre 335 000 et 500 000). Compte tenu de la force démographique du pays, la mobilisation en valeur relative à la population n’a été que faible, la guerre non linéaire, et le taux de natalité n’a donc pas baissé, évitant le phénomène de classes creuses que l’on a connu en France. Le principal effet fut la hausse de l’émigration et la fuite des cerveaux (ou leurs morts).
Le solde migratoire iranien est structurellement négatif du fait d’une émigration politique, économique, socioculturelle et militaire. Seul des afflux conjoncturels de populations réfugiées fait varier cette tendance.

En conséquence, la population iranienne a vécu une véritable révolution. Son indicateur de développement humain est proche des pays faible : 0.732 (101ème rang mondial en 2002[14]), mais les indicateurs tels que l’indice synthétique de fécondité (ISF), le taux de mortalité infantile, le taux d’alphabétisation ou l’espérance de vie sont proches ou égaux aux taux de certains pays de l’Union Européenne[15]. La population continue d’augmenter suite à un effet de génération mais devrait réduire profondément sa hausse.


Il est fondamental de nuancer certains des points avancés ci-dessus. Les femmes sont contraintes de porter le voile et plusieurs centaines d’entre elles sont condamnées chaque année à des excuses pour « mauvais port du voile ». La musique occidentale est interdite, Internet surveillé, les opposants emprisonnés, la presse muselée, l’alcool prohibé, les minorités discriminées à l’image notamment des homosexuels qui encourent la peine de mort (deux jeunes hommes ont ainsi été exécutés le 19 juillet 2005. Il n’est donc pas question de présenter un pays moderne et juste, mais de tâcher de proposer une vision moins manichéenne de l’Iran que celle véhiculée habituellement. L’Iran n’est pas resté en marge de la modernité et de l’histoire, et la société iranienne est sans conteste une société plus libre, plus juste et plus égalitaire que d’autres pétro-monarchies moyen-orientales.
Si économiquement le pays avance à un rythme relativement faible et si techniquement le pays a incontestablement régressé (rappelons notamment que l’Iran avait profondément avancé dans la recherche nucléaire au temps du shah, mais que les ingénieurs partis, le pays a du revenir en arrière…), les évolutions sociales furent fortes, parfois bonnes : la transition démographique, le développement du système social et scolaire, la solidarité entre les malades et les bien-portants, le soutien aux provinces les plus pauvres, l’accueil des réfugiés étrangers....autant de faits incontestables et peu médiatisés.



Des évolutions porteuses d’espoir, ou pourquoi est-il souhaitable que le cours du pétrole baisse ? :

Les iraniens ne soutiennent sans doute pas majoritairement les velléités guerrières de M. Ahmadinejad, mais les jeunes semblent résignés. Déçus par des réformateurs frileux, sans illusions sur une révolution intérieure qui serait sanglante, bien éduqués, ils semblent accepter la situation. Le gouvernement sait lâcher du leste, fermer les yeux quelques mois sur les rues animées où la jeunesse aisée de Téhéran aime à se retrouver pour boire du whisky sur un air de Madonna, les pasdarans[16] opérant malgré tout des descentes brutales à intervalles de plus en plus réguliers depuis quelques mois.

Pourtant, le pire n’est jamais sûr et l’un des espoirs a trait aux dysfonctionnements économiques du pays. Alors que le cours du brut flambe, le régime peut procéder à une forte redistribution, s’assurer du soutien des plus pauvres, alimenter les bazaris tout en développant un coûteux programme militaire et nucléaire. Mais imaginons que le cours du pétrole baisse….alors l’afflux de pétrodollars se réduira, le cours du rial se dépréciera faute de réserves suffisantes pour intervenir sur le marché noir, les dépenses budgétaires ne pourront continuer et des arbitrages seront donc nécessaires. Il faudra que le gouvernement réoriente sa politique budgétaire et monétaire sous peine de voir le pays plonger dans une dramatique crise d’hyperinflation. N’est-ce pas là une porte de sortie ?
Le gouvernement pourrait alors perdre le soutien des bazaris soucieux de stabilité et d’ordre. Sans fantasmer sur une possible révolution de la rose en Iran sur le modèle de la révolution orange ukrainienne, on peut imaginer que les réformateurs reviendraient au pouvoir avec une marge de manœuvre plus grande laissée par des autorités religieuses désireuses de conserver leur place et leurs avantages. Le pays ne pourrait peut-être plus se permettre d’être au banc des nations et devrait renoncer au volet militaire de son projet nucléaire.

Arrêtons là les spéculations. P Douste-Blazy a été maladroit, mais sur le fond, ses propos sont justes : l’Iran peut et doit avoir un rôle stabilisateur dans la région. C’est incontestable. L’Iran est au carrefour de l’Europe, du monde Arabe, de la Russie, du sous-continent indien, et de l’Asie centrale. L’Iran chiite est un contrepoids à la péninsule arabique sunnite. Il semble donc fondamental de comprendre ce pays, avant de répondre au défi qu’il lance par son comportement sur le dossier du nucléaire.


Benoit Decourt



[1] Madrassa = école coranique
[2] Monica MALIK,Iran : High oil price masks structural imbalances, AME Info
[3] Perspective de l’économie mondiale 2006, FMI
[4] Thomas COVILLE, Perspective Iran, édition Nord-Sud Export
[5] Islamic Republic of Iran: Statistical Appendix, FMI
[6] Le Conseil des gardiens est composé de douze membres. Cette institution a pour fonction principale de veiller à la compatibilité des lois avec l’islam ainsi qu’à leur constitutionnalité. Dominé par les conservateurs, ce conseil utilise ce droit de contrôle du législatif comme un instrument pour bloquer toutes les réformes jugées libérales.
[7] IDE = Investissement Direct à l’Étranger.
[8] Statistiques Iran, DGPTE
[9] Les bonyads (dont la plus connue est la Fondation des Déhérités (Boniad-e Mostazafän va Janbâzan) sont des fondations religieuses publiques -relativement indépendantes - créées à la révolution, engagées dans des activités socioculturelles. Elles contrôlent aussi des véritables empires industriels, fort profitables, à l’abri de toute intervention étatique. Elles nuisent à l’efficacité de la politique économique de l’État, amené à monétiser leurs déficits, sont source de corruption et de lutte de pouvoir
[10] Les bazaris sont les noms des commerçants du bazar de Téhéran, et par extension le nom donné aux commerçant. Ce groupe est très conservateur et protège jalousement ses privilèges.
[11] Iran – Situation économique et financière, Mission Economique de Téhéran
[12] Population Pyramid Summary for Iran, US Census Bureau
[13] Population et sociétés n°414, INED
[14] Source : Programme des Nations Unis pour le développement. Rapport sur le développement humain paru en 2004.
[15] Marie LADIER-FOULADI, Population et sociétés n°328, INED
[16] Le Corps des Gardiens de la révolution islamique ou pasdarans, est une organisation militaire séparée de l’armée régulière, mais dotée d’une sa propre marine et de forces terrestres. Très active pendant la guerre Iran-Irak, cette force dévouée aux conservateurs et populaire dans les milieux jeunes et défavorisés, est redoutée en Iran. Il est à noter qu’elle dispose d’un quartier général opérationnel au Liban.

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