vendredi, juillet 01, 2005

L'Iran, centre du monde

Le Figaro, LA CHRONIQUE d'Alexandre Adler
[30 juin 2005]

L'élection de l'ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad à la présidence est une surprise de taille. Toutes les balises depuis des mois montraient un courant presque irréversible de rapprochement entre l'Iran et l'Occident, voire entre l'Iran et les Etats-Unis. Il ne s'agissait d'ailleurs pas, à la différence du printemps libéral de 1997 qui avait vu l'élection surprise du président Khatami, d'un véritable dégel de la société civile. Malheureusement, en effet, le blocage efficace de la présidence par la mollahcratie avait peu à peu enlisé l'élan libéral dans une guerre de tranchées qui avait fini par décourager la jeunesse et les classes moyennes.

Dans le même temps, la hausse rapide du prix des hydrocarbures jusqu'aux 60 dollars actuels avait redonné une marge de manoeuvre sérieuse à l'Etat théocratique, capable de redistribuer ses rentes sans pour autant améliorer la productivité, voire la production. Il en est résulté un mécontentement des producteurs, combiné à un apaisement de ce qui constitue la garde prétorienne de ce qui reste du fascisme islamique iranien. Les premiers se sont refusés à voter pour Rafsandjani, faisant baisser la participation électorale aux alentours de 40%, les seconds ont marqué leur soutien à celui qui assurait jusqu'à présent la garde de la mairie de Téhéran, contre déjà l'entourage le plus progressiste des amis de Rafsandjani, le courageux ancien maire Karbachi et la propre fille de l'ancien président. C'est ainsi qu'une conjoncture défavorable est venue contrarier une structure déjà en place.

Examinons cette structure d'un peu plus près : dès la destruction du régime des talibans, l'Iran a joué, en conjonction avec les Etats-Unis, sur la recommandation de Rafsandjani qui exerçait alors, à la tête du Conseil de discernement, l'influence décisive sur le guide de la révolution Khamenei. Contre toute attente, l'ouverture afghane était suivie d'une brèche irakienne. Aujourd'hui, la diplomatie de Téhéran et celle de Washington sembleraient parfois n'en faire qu'une, n'était l'épineux problème nucléaire. Il y a une raison profonde à cette convergence, qui réside dans la volonté de l'Iran de sortir du corset où l'avait placé la politique d'isolement régionale voulue de longue main par la monarchie saoudienne. Par les liens de l'aile la plus intégriste du pouvoir saoudien avec les militaires pakistanais, Riyad était parvenu à soustraire la quasi-totalité de l'Afghanistan à un Iran pourtant proche, hormis la petite zone tadjike contrôlée par Massoud jusqu'en septembre 2001. Par un rapprochement très discret avec l'Irak de Saddam Hussein, où les services secrets pakistanais n'ont pas été inactifs, les Saoudiens complétaient le verrouillage de l'Iran et encourageaient l'oppression de la majorité chiite et kurde de la population irakienne.

Les interventions américaines, qui font suite au 11 septembre 2001, ont donc été considérées par l'aile réaliste du pouvoir iranien comme une bénédiction de Dieu. Les Américains, sans le comprendre, venaient de hisser le drapeau iranien à Bagdad et à Kaboul. Certes, des voix s'élevaient aussi bien à Téhéran que chez certains mollahs irakiens ainsi que chez l'allié syrien, pour mettre en garde contre un tel vertige géopolitique. Dans un premier temps, le Hezbollah libanais résistait lui aussi de toutes ses forces à la nouvelle donne régionale, son chef Nasrallah, maintenant son alliance avec Damas et son soutien aux extrémistes chiites en Irak, allant même jusqu'à une presque rupture avec son maître et prédécesseur Cheikh Fadlallah qui, lui, ne rêvait que de se réinstaller dans la ville sainte de Nadjaf, capitale spirituelle et irakienne des chiites. Même ces réserves auront été emportées par la volonté de Téhéran de coller à l'ayatollah Sistani et à la grande majorité des chiites irakiens, favorables à la présence américaine. Il n'est pas jusqu'à Nasrallah lui-même qui ne se soit autorisé un éloge vibrant de l'actuel premier ministre irakien Djaafari, avec lequel il avait étudié la théologie.

La vérité est simple : l'Iran voulait jusqu'à présent le succès du pouvoir chiite en Irak presque autant que les Américains. Plus vite le succès intervenu, plus vite le départ des troupes américaines, et ainsi le triomphe d'une conception géopolitique qui installait depuis Beyrouth à l'Ouest jusqu'à Peshawar, une sorte de nouvel empire achéménide dominé par les Iraniens. Les Américains n'avaient d'autre solution que de souscrire à ce grand dessein moyennant quelques habiles concessions en matière nucléaire, survenues après une longue négociation bazari dont Rafsandjani a toujours eu le secret. Ce triomphe géopolitique programmé faisait en même temps bon ménage avec la décomposition idéologique progressive d'un régime théocratique bien fatigué dans une légitimité révolutionnaire qui remonte à un bon quart de siècle, pas trop glorieux dans l'histoire millénaire de la Perse.

Une telle situation est bien connue : elle s'appelle le bonapartisme. L'épuisement d'un régime révolutionnaire et ses succès paradoxaux sur les théâtres extérieurs avaient déjà eu lieu dans la France de la fin du Directoire. Il aura suffi à Bonaparte de changer le centre de gravité de la société française pour capitaliser de la manière que l'on sait, sur les premiers succès extérieurs de la République finissante. Malheureusement, le 18 Brumaire de Rafsandjani vient d'être mis en échec, sans doute par la combinaison de cynisme excessif et d'usure du pouvoir de son principal protagoniste.

Nous nous garderons de toute prophétie. Mais tout le monde voit que nous sommes dans une équation du troisième degré. Première possibilité, Ahmadinejad choisit le renversement des alliances et mène la guerre aux Américains mais aussi à ses coreligionnaires en Irak, avec l'approbation d'al-Quaida. Deuxième hypothèse, la rue aux tendances libérales et démocratiques de Téhéran se soulève entre le vote minoritaire et parfois truqué des pandores et de la paysannerie de province et c'est alors la guerre civile. Troisième hypothèse : Rafsandjani organise un contre-coup d'Etat bonapartiste pour désarmer cette plèbe fanatique qui, le faux suffrage universel en plus, ressemble à ce que fut «la bande des quatre» à Pékin, peu avant la mort de Mao. Une seule certitude : l'Iran est redevenu le centre du monde.

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