L'Express du 20/04/2006
Fariba Adelkhah
«L'Iran n'est plus une superpuissance»
propos recueillis par Christian Makarian
Chercheuse au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri), Fariba Adelkhah (1) explique pourquoi Ahmadinejad a opté pour l'escalade
L 'ambition nucléaire de l'Iran n'est pas nouvelle. A quand remonte-t-elle?
Il revient au chah d'avoir, dès les années 1970, voulu assurer l'indépendance énergétique de l'Iran par le développement du nucléaire, alors que les scénarios envisageant l'extinction des ressources pétrolières se multipliaient, notamment à la suite du choc de 1973. Il concevait son pays comme une sorte de superpuissance régionale. D'entrée de jeu, on voit les choses différemment selon que l'on se situe dans le camp occidental ou du côté iranien. Mais il ne faudrait pas oublier les facteurs d'ordre international. Les Américains appuyaient l'Iran face à un bloc soviétique menaçant. Du reste, ce sont eux qui ont, les premiers, aidé Téhéran à se doter d'un dispositif nucléaire civil important. Pour une nation qui compte aujourd'hui 71 millions d'habitants, la technologie nucléaire est indispensable pour garantir l'avenir. Nul ne peut lui refuser ce droit. Mais l'Iran relie cette technologie à sa propre histoire récente, à l'occupation russe et britannique durant la Seconde Guerre mondiale, à la destitution de Mossadegh après sa tentative, en 1951, de nationalisation du pétrole, à la révolution islamique, à une guerre de huit ans contre l'Irak, pays massivement soutenu par l'Occident, et à vingt-cinq ans de sanctions internationales. L'énergie nucléaire paraît désormais indissociable des menaces qui pèsent sur l'Iran. La preuve, la diaspora soutient également l'ambition nucléaire que Mahmoud Ahmadinejad ne fait qu'exprimer avec emphase. L'objectif de l'Iran est de sanctuariser son territoire, non d'agresser ses voisins, et encore moins Israël, en dépit des propos intempestifs de son président.
L'Iran a donc bonne conscience…
Oui. On fait remarquer, à Téhéran, que l'Inde et le Pakistan se sont dotés de la bombe sans que cela provoque autant d'indignation que dans le cas iranien. Même si l'Iran a signé le traité de non-prolifération (TNP) en 1970, au contraire du Pakistan et de l'Inde, il y a deux poids, deux mesures, ce qui est vécu comme une injustice. Une prime semble être accordée aux non-signataires du TNP. Les Etats-Unis et la France rivalisent en matière d'offres de coopération nucléaire à l'Inde!
Pourquoi l'Iran a-t-il donc signé le traité de non-prolifération (TNP), qui lui interdit formellement l'exploitation du nucléaire à des fins militaires?
Il existe trois documents distincts au bas desquels l'Iran a apposé sa signature: le TNP proprement dit, le renouvellement de l'adhésion à l'Agence internationale de l'énergie atomique, la clause additionnelle au TNP. Or aucun de ces trois dossiers n'a été débattu au Parlement ni n'a fait l'objet d'un vote. Ils ont été examinés par le Haut Conseil de la sécurité nationale, instance collective suprême qui regroupe tous les clans au pouvoir. La décision ne relève quasi jamais, dans la République islamique, de la volonté d'une personne. Le pouvoir obéit à la logique de la collégialité. Il est difficile, dans ces conditions, de savoir qui prend les décisions. En tout cas, sur les développements récents de ce dossier, ce n'est pas Ahmadinejad tout seul. Le choix de rester si possible dans le cadre du TNP exprime une volonté d'ouverture vers l'Occident, afin d'attirer les investissements étrangers et de faciliter les échanges économiques, un désir, aussi, de respectabilité internationale.
En adhérant au TNP, l'Iran cherchait des alliances pour sortir de son isolement. Cet objectif a-t-il été atteint?
L'Iran, en signant la clause additionnelle au TNP, poursuivait trois buts, qu'il n'a pas atteints: l'adhésion à l'OMC, le relâchement des sanctions internationales, le fait de ne plus être désigné comme faisant partie de l' «axe du mal». Au final, la politique de Téhéran à l'égard du nucléaire a accru son isolement.
Pour autant, la ligne dure soutenue par Washington n'a pas affaibli le régime…
Non, et il faudrait qu'on fasse un jour le bilan des sanctions américaines. Leur principal effet a consisté à renforcer des groupes très proches du pouvoir, lesquels ont tiré profit des sanctions pour les détourner et réaliser un fructueux commerce. Les Américains font partie des cinq premiers exportateurs en direction du marché iranien, pour un montant de 1 milliard de dollars! Ces importations se font via Dubaï au vu et au su de tous. Les sanctions ont ainsi enrichi un groupe qui ne dispose d'aucune représentation significative au sein du Parlement, qui évolue aux marges de la légalité, qui détourne l'embargo en se fournissant sur un marché opaque et qui est en mesure de jouer ses propres cartes politiques. De cette manière s'est développé un pouvoir autonome, doté de vrais moyens d'action, qui peut échapper au contrôle des électeurs.
Mahmoud Ahmadinejad n'a-t-il pas été néanmoins élu par le peuple?
Oui et non. Pour moi, il n'y a pas eu de vote Ahmadinejad. Au premier tour, le vote a obéi à des critères locaux. Les cinq premiers candidats ont eu plus ou moins le même nombre de voix. La différence entre eux ne peut en rien permettre de procéder à une analyse politique (500 000 suffrages d'écart sur 30 millions de bulletins). L'intéressant est que le candidat le plus national a échoué au second tour. Au premier tour, Hachemi Rafsandjani a obtenu à peu près le même nombre de voix dans toutes les régions. Mais les critères du vote au second tour ont été différents. Il s'est d'abord agi d'un vote de rejet contre la gestion boiteuse de vingt-cinq ans de République - aussi bien celle du temps de guerre que celle de Rafsandjani ou de Khatami. Ensuite, ce fut un vote des laissés-pour-compte de la libéralisation économique. Enfin, les électeurs ont clairement sanctionné Rafsandjani et les aghazadeh, les fils à papa ayant tiré des profits économiques de leurs relations familiales.
Cela dit, Ahmadinejad a été élu au second tour avec 62% des voix…
Il est le produit du système, mais pas le seul que celui-ci a su produire. Khatami en a été une autre expression. Ahmadinejad est important parce qu'il a désormais son mot à dire dans le système, sans qu'il puisse le monopoliser pour autant. A preuve sa difficulté à faire approuver son gouvernement et son projet de budget par le Parlement.
Concernant le nucléaire, quelles sont, dans le discours d'Ahmadinejad, la part d'intimidation et la part de réalité?
Tous les experts, y compris les moins bien intentionnés à l'égard de l'Iran, pensent que celui-ci est loin d'accéder à l'usage militaire de l'atome. La part de bluff est considérable. Il ne faut pas toutefois sous-estimer la mobilisation des Iraniens, car elle repose sur une conviction profonde et unanimement partagée. Encore une fois, l'Iran s'estime victime, notamment par rapport au Pakistan et à l'Inde, d'une injustice internationale dans la manière dont on lui interdit la poursuite de ses recherches nucléaires.
L'Iran se considère-t-il comme une superpuissance orientale qui a l'intention de tenir tête aux Etats-Unis sous les regards du monde entier?
L'Iran n'est plus une superpuissance régionale, ne serait-ce que par les limites rencontrées par la révolution islamique. Cette dernière a contribué à marginaliser le pays. Les Iraniens ont échoué, y compris dans l'exportation de la révolution auprès des voisins les plus proches, les chiites irakiens. Les Afghans n'ont jamais cherché à imiter Téhéran, le Hezbollah n'a pas pris le pouvoir au Liban et le Hamas n'était pas la force privilégiée par l'Iran dans les territoires palestiniens. Lorsque Erdogan est parvenu à la tête du gouvernement, Téhéran s'est félicité, mais le Premier ministre turc a pris ses distances, car ce soutien est gênant pour lui. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que le nationalisme iranien est plus fort que jamais.
Pourquoi?
Cette révolution-là, les Iraniens en sont fiers, même s'ils n'en escomptaient pas les conséquences ou si celles-ci restent pour beaucoup non souhaitées. La génération qui y a pris part est encore la seule force politique active du pays. La permanence des hommes à la tête de la République est en cela le reflet de la société. L'idéal des conservateurs, qui aspirent à faire de l'Iran le Japon islamique du Moyen-Orient, n'est pas complètement déconnecté de l'idéal du développement aux yeux de l'Iranien moyen.
(1) Auteur de L'Iran (Cavalier bleu, 2005), Etre moderne en Iran (Karthala, 1998) et La Révolution sous le voile (Karthala, 1991).
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